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Représenter les figures du mal quand les monstres n’existent pas ?

Chloé Margueritte Reporter LeMagduCiné

Proposer un article dans le cadre d’un cycle sur le mal, ses incarnations, ses représentations avec l’idée que « plus fort est le mal, plus acharnée sera la lutte et meilleur sera le film », en décidant de parler de la non-représentation de ce mal, d’un monde sans monstres, c’est un peu fort. Cependant, penser ce mal en arrière-plan, voir et étudier les conséquences de ce mal et comment la société s’en empare, n’est-ce pas là un passionnant projet de cinéma ?

Le « mal » et l’art.

Comment parler du mal sans le représenter comme tel ? La figure du monstre a toujours influencé le monde de l’art visuel, que ce soit à travers le théâtre ou le cinéma. On pense notamment à l’humanisation de figures monstrueuses en apparence avec Elephant Man et ce visage si longtemps caché par la caméra. Or, souvent le monstre n’est pas représenté que pour lui-même, comme cela a été le cas de nombreuses écritures de Phèdre pour le théâtre où ce n’est pas tant elle qui était « malade » que le reflet de la société malade dans laquelle elle se déployait. Pensons évidemment à L’Amour de Phèdre de Sarah Kane. Rien à voir cependant avec la manière dont elle est représentée dans la version de Racine. Pourtant toutes deux ont commis la même « faute morale » aux yeux de la société, mais elle n’est pas en capacité de l’accepter et de se la représenter de la même manière. Ainsi Phèdre  a tout de la représentation d’un monde en décadence porté à l’horreur suprême, au crime par la passion dévastatrice que les dieux punissent dans leur impartiale colère divine.

Or, dans les films que nous allons évoquer dans cet article, pas de dieux dévastateurs, pas de colère même judiciaire (ou alors en arrière-plan). Il s’agit pour eux de regarder la société en face et de l’interroger. Lorsqu’elle révèle avoir été agressée sexuellement enfant par un réalisateur, Adèle Haenel ne parle pas du mal en lui-même, puisqu’elle explique : « les monstres ça n’existe pas, c’est nous, c’est nos amis, c’est nos pères, c’est notre société, c’est ça qu’il faut regarder…Ça ne veut pas dire qu’il faut les éliminer mais il faut les changer, il faut passer par un moment où ils se regardent, où on se regarde… « . C’est rien moins que ce que proposent Frédéric Tellier dans L’Affaire SK1, François Ozon dans Grâce à Dieu et Andréa Bescond dans Les Chatouilles. En effet, en s’intéressant aux victimes ou aux enquêteurs (voire même aux défenseurs des figures du mal), ces films interrogent le monde tel qu’il est peut-être pour l’imaginer tel qu’il devrait être.

Défendre l’humanité

Lorsque L’Affaire SK1 est sorti, un personnage, interprété par Nathalie Baye, a particulièrement retenu l’attention. En effet, ce grand film d’enquête sur le « premier » tueur en série répertorié comme tel car identifié par son empreinte génétique est une passionnante traque. Il interroge les revers de la peur qui s’empare du féminin quand il se promène dans les rues, rentre chez lui et se sent traqué. Mais une fois le « monstre » appréhendé que devient-il ? Il doit avouer ses crimes, pour s’en repentir devant la société et cela lui suffira car il sera condamné ? Dans une interview donnée à l’époque de la sortie du film sur France 2, Nathalie Baye est présente en même temps que Raphaël Personnaz et ils sont présentés comme deux figures opposées mais pourtant complémentaires, celui qui traque la bête et celle qui défend le criminel, en proposant de « trouver l’homme derrière la bête », non pas pour le rendre innocent, mais le juger en tant qu’humain par une société humaine.

En apparence et dans les mots de la présentatrice du 20h, tout les oppose, cependant leurs discours dans le film comme dans ce qu’ils en disent ont la subtilité d’être mêlés. Ainsi, pendant tout le film on voit très peu l’acteur qui interprète Guy Georges, mais surtout ses victimes dont celle qui a pu s’échapper.  L’humanisme serait donc le point central du film, pas le mal en lui-même bien que la société doive le gérer tout au long de L’Affaire sk1, comme l’explique Raphaël Personnaz:  « c’est un scénario qui parle d’une enquête incroyable, labyrinthique (…) mais on a été surtout frappés par l’humanité qui se dégageait du scénario ». Il ajoute que ce n’est « pas un film sur Guy Georges mais sur ceux qui l’ont traqué et le scénario permet de dégager de tout ça une grande humanité ».  L’objectif étant là de voir comment la société se protège de la figure du mal, comment elle se protège aussi en se trouvant des héros qui viennent contraster la monstruosité. L’avocate qui a défendu Guy Georges est dans cette optique-là également, pour elle non plus « les montres n’existent pas » vraiment, plutôt les actes et il faut pouvoir accompagner la parole pour qu’il y ait travail de la société autour.

Des hommes sans Dieu

Avec son dernier film Grâce à Dieu, François Ozon se propose de s’attaquer rien moins qu’à un système tout puissant : l’Eglise. Un peu à l’image du film Spotlight sorti en 2015 et qui retraçait l’enquête du Boston Globe qui a mis au jour un scandale au sein de l’Eglise Catholique. L’enquête a révélé que l’Eglise Catholique a protégé des auteurs d’abus sexuels pendant des années. La question n’est donc pas de revenir ici comme dans le film de François Ozon sur les figures du mal en elles-mêmes, mais sur ce qu’elle dit des systèmes qui les protègent. Ainsi chez Ozon, la confrontation avec le Père Preynat n’a d’ailleurs lieu qu’une fois et n’est pas un climax de l’oeuvre. Il est juste une des façons choisie par une victime pour se reconstruire, mais aussi faire avancer l’enquête. Par ailleurs, Ozon fait assez peu cas des reconstitutions des crimes, plutôt bancales dans le film, mais s’intéresse avant tout aux lettres échangées par une des victimes, Alexandre, avec l’Eglise en la personne du Cardinal Barbarin et comment le système organise la parole, ce qui doit ou non être dit. Le mal ne vient donc pas ici de ceux qui le font, mais de ceux qui observent, donc potentiellement du spectateur lui-même.

Évoquons ici Einstein et sa célèbre phrase : « le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire ». Ici pas « d’hommes qui veulent juste regarder le monde brûler » à la Joker, mais bien la volonté d’observer une société face à ce mal et comment les discours se construisent, les faits se révèlent et son traités. Les faits se sont-ils arrêtés après ces révélations? Il serait faux de penser ainsi (comme il est faux de penser que #metoo a révolutionné le monde du cinéma à ce point ou a éradiqué le viol). Il est nécessaire que ces actes soient posés pour dire « stop », mais la société ne doit pas s’arrêter-là. Ainsi, dans Grâce à Dieu, François Ozon n’a pas choisi que des personnages à ce point en colère qu’ils décident de quitter l’Eglise, de lui tourner le dos, qui perdent la foi. Certains pensent que c’est en restant que le système pourra être changé de l’intérieur, d’autres pensent qu’il faut ébranler les murs de l’Eglise en la quittant avec beaucoup de bruit. C’est tout le sens de la scène où les personnages se réunissent une dernière fois et réfléchissent à la décision de faire ou non son apostasie qui consiste à renier publiquement sa foi  chrétienne en défaisant les sacrements éventuellement réalisés (notamment le baptême).

Tout le travail du film n’est pas d’opposer « bons et méchants » comme le dit François Ozon lui-même, mais bien de regarder les conséquences de certaines blessures sur des êtres humains, encore une fois. De plus, Ozon a travaillé avec une matière encore vivante puisque les procès n’avaient pas encore eu lieu au moment de la sortie, houleuse, du film. Il s’agissait donc bien de regarder des êtres agir et de montrer, sans besoin de grands discours ou d’emphases, leurs éventuelles erreurs. Ainsi le titre du film doit son origine aux mots prononcés par le Cardinal Barbarin lui-même à propos de l’affaire « grâce à dieu ces faits sont prescrits ». Rien de plus, rien de moins que la société, et les systèmes qui permettent à de tels actes de voir le jour, en face.

Le monde en face 

Chez Andréa Bescond avec Les Chatouilles, aussi il est question de prescription et de repousser l’âge de prescription justement en matière d’abus sexuel sur les enfants (et comme ça « grâce à dieu », les faits pourront être jugés). Il est aussi question de protéger les enfants. En racontant sa propre histoire, Andréa Bescond, à l’image d’Adèle Haenel dans l’interview déjà citée, fait sa propre thérapie (d’ailleurs moteur du film)  autant que celle de la société. En choisissant une thérapeute peu encline au départ à écouter sa parole tant elle se sent impuissante face à elle, en réinventant sans cesse les instants où elle révèle les abus dont elle a été victime, Andréa Bescond offre un film de combat. Un film d’amour aussi où des corps vont se trouver et se sauver. Le mal est là, en sourdine, il a un visage et ses agissements sont connus du spectateur. Cependant, ce qui importe, c’est comment la parole d’Odette, le personnage du film, va peu à peu se libérer et comment cela n’est pas la fin de tout. Andréa Bescond donne un vrai sens au mot « libéré ». Plusieurs fois elle est sur le point de parler, voire d’être démasquée, mais toujours elle est renvoyée à son poids, à sa solitude, à sa colère destructrice. On se souvient notamment de cette scène de danse (qui deviendra danse de la colère dans le spectacle qui a précédé le film) dans une école intégrée par Odette adulte où un professeur semble avoir identifié sa souffrance mais se trompe cependant d’origine.

Le film interroge aussi en grande partie le regard des proches des victimes, comment il permet de les faire grandir et de les protéger. Souvent, Odette imagine dans Les Chatouilles et au cours de sa thérapie nomade et vivante qu’elle va être sauvée. Mais elle découvre qu’elle ne peut être sauvée que par elle-même. Lors de la promotion du film la réalisatrice a donc parfois longuement insisté sur les signaux qui permettent de détecter une souffrance chez un enfant, sans culpabiliser les familles, mais en accompagnant ces dernières. L’objectif est bien pour Andréa Bescond non pas de condamner le potentiel monstre, même si son procès a bien lieu et est nécessaire pour se reconstruire, mais de donner à la société des clefs pour affronter ces monstres.

Dans ces films, on l’a vu, la figure du mal n’est jamais centrale mais elle est pourtant le cœur de la réflexion cinématographique. Le mal n’est donc pas qu’un effet cinématographique esthétisant ou jouissif pour un réalisateur qui serait sans limite. Il n’y a pas que des Joker ou des Anton Chigurh (No Country for old men) au cinéma. Ils sont des catharsis nécessaires comme l’était Phèdre, mais il y a aussi des temps où les victimes se lèvent et réclament à la société la capacité à se regarder, bref où le mal appelle l’humanité, la vraie, celle qui se relève.

Reporter LeMagduCiné