La sémiologie se conçoit comme l’étude des signes. Dans une image, on appelle « signifiant » la définition grammaticale d’un objet, son rôle physique et matériel, et « signifié » sa face immatérielle, conceptuelle, qu’on peut appréhender selon différents contextes. Voici l’analyse de deux images publicitaires du film Taxi Driver, qui rend compte de deux époques et deux contextes marketings différents. La première était présente pour promouvoir le film à sa sortie en salles, alors que la seconde fut réalisée à l’occasion de sa sortie en DVD.
L’affiche cinéma : un urbanisme étrange
La première image s’articule tout autour de plusieurs champs sémantiques liés logiquement de manière émotionnelle. Si la perception de ces messages varie selon les sensibilités de chacun, on peut remarquer cependant 4 thèmes majeurs : l’urbanisme, la réflexion, la solitude et la sexualité. La perception de ces thèmes n’est pas forcément consciente, mais guide l’interprétation de l’affiche.
Le thème de l’urbanisme
Au premier abord, l’iconographie générale expose de manière frappante l’environnement urbain, à tel point que toute l’affiche est recouverte de béton ou d’éléments typiques du milieu : une petite foule, une ruelle étroite, un sex shop, un trottoir, une chaussée, un passage piéton et un homme au centre.
Ces éléments graphiques font appel à la compétence dite encyclopédique du spectateur afin que celui-ci puisse connoter une tension stéréotypée : la foule est le symbole d’un rythme de vie effréné, la ruelle cache une vie clandestine parfois illégale (délinquances oppressantes, prostitution perverse, trafics de stupéfiants, etc.) et le fait que la ville soit finalement figurée en noir et blanc démontre cette volonté d’exposer un réalisme urbain obscur, malfamé et moralement douteux.
À travers la connaissance culturelle de la vie en milieu urbain, deux fonctions morales de deux types de société sont signifiées et se confrontent de manière tacite pour le spectateur.
1) Le quotidien familial et professionnel. Cette ligne de vie a un rôle majeur dans l’éducation, l’affectif et l’ordre. Sa fonction morale appartient à ce qu’on appellera la société courante.
2) Les extrêmes de la liberté sociale. Cette ligne de vie entretient un individualisme, un narcissisme et une ambiguïté des règles imposées. Sa fonction morale appartient à ce qu’on appellera la société des extrêmes.
Ces deux sociétés (l’une est évidente, mais simplement supposée à travers la compétence culturelle du spectateur, l’autre plus signifiée déjà sur l’affiche à travers la ruelle ou le sex shop) cohabitent, se confrontent, s’opposent. Elles sont unies malgré elles, et leur dichotomie fait naître une tension morale qui persiste dans la ville.
Manifestement, cette tension morale est portée par le personnage principal, ce qui nous emmène émotionnellement au thème majeur numéro deux.
Le thème de la réflexion
Le personnage central est le lien entre ces deux thèmes. Il connaît ce milieu de tension et transporte en conséquence un mal-être social presque évident, ce qui le fait réfléchir. Plusieurs signes iconiques le montrent à travers une mise en scène caractéristique : il est replié sur lui-même, regarde le sol, a les mains dans les poches. Deux autres symboles prouvent cet état de fait :
1) Le titre du film, Taxi Driver. Ce signe linguistique possède une fonction de relais : il suppose très fortement et directement quelle est l’activité professionnelle du personnage puisque ce dernier est mis en avant sur l’affiche au premier plan, comme désigné par le titre. Par conséquent, le fait qu’il soit chauffeur de taxi témoigne du fait qu’il vit à l’intérieur cette tension urbaine, qu’il la vit quotidiennement et professionnellement, et qu’il doit probablement recevoir la société dite de l’extrême dans le siège de sa voiture. Cette profession, dans ce cas, pourrait dès lors être perçue comme le point de rencontre involontaire entre les deux sociétés sus-citées. Le chauffeur de taxi, en tant qu’homme de métier, représenterait alors la société courante, tandis qu’une prostituée ou un trafiquant symboliseraient celle dite de l’extrême.
Le rôle du titre est fondamental pour connoter cette rencontre, car il permet de justifier et de comprendre la manifestation de son mal-être social.
2) Le noir et blanc. Le fait que toute l’affiche soit figurée en noir et blanc amène à penser qu’il fait partie intégrante de cette ville : lui aussi est en noir et blanc. Son attitude démontre encore une fois que ce fait le dérange.
Une autre mise en scène indique que ce milieu lui est inconfortable : il est au premier plan de l’affiche, comme détaché. Ce détachement symbolise un recul critique de sa part par rapport au milieu. Il est aussi en mouvement : il cherche à sortir de ce milieu.
C’est alors qu’une des interrogations majeures peut être posée indirectement au spectateur : comment peut-il sortir, s’affranchir de cette vie urbaine qui le réduit ? La réponse se trouve potentiellement dans le film.
Ce champ sémantique de la réflexion nous emmène finalement au thème majeur numéro trois.
Le thème de la solitude
Ce thème est effectivement lié au détachement du personnage et à sa réflexion, car d’une part, il est reculé par rapport au monde, et par conséquent seul, et d’autre part aussi parce que l’on est toujours seul lorsque l’on pense.
Cette solitude renvoie aux signes iconiques de la réflexion, à son attitude. Le fait qu’il regarde en bas permet d’émouvoir le spectateur, de créer et générer un lien.
C’est là que l’on remarque l’avantage d’une affiche : dans la vie courante, observer un homme qui parait soucieux est généralement mal perçu. L’affiche permet de dépasser cette convenance. Et le film peut potentiellement aller plus loin encore, comme se rapprocher de sa vie, comprendre le pourquoi de ses états d’âme.
On remarque que dans les deux cas, c’est une sorte de possibilité divine qui est donnée au spectateur : pouvoir observer intimement sans que cela n’ait aucune conséquence.
Cet examen de la solitude du personnage renvoie au dernier thème.
Le thème de la sexualité
De manière générale, le lien entre ces deux thèmes vient du cliché social selon lequel un homme seul doit probablement avoir une sexualité assez réduite (en dehors de l’autosexualité).
Un signe iconique met aussi en relation le personnage et la sexualité : le sex shop, situé juste derrière lui. Encore une fois, le fait qu’il marche sans y prêter attention démontre a priori un certain désintérêt de sa part sur le sujet. Il traverse symboliquement la sexualité, comme il traverse généralement une ville qui contient des ambiguïtés morales parfois secrètes.
Ces quatre thèmes sémantiques peuvent à présent être remarqués et interprétés de manière logique.
L’urbanisme est exposé, sa tension amène le personnage central qui la ressent quotidiennement à la réflexion, le recul que cet exercice demande fait naître une certaine solitude, et le spectateur se questionne alors sur sa sexualité.
Dans l’absolu, seuls les trois derniers thèmes (réflexion – solitude – sexualité) peuvent généralement se lier sous une certaine mesure idéologique. Les deux premiers (urbanisme – réflexion) ne le sont ici que parce que, comme expliqué plus haut, le personnage principal est sous une influence : l’urbanisme le traverse émotionnellement et l’emmène à sa réflexion.
Si l’affiche n’expose qu’un contexte qui symbolise l’œuvre et par là même son ambiance générale, elle pose déjà l’intrigue de cette dernière. Le seul moyen d’avoir la réponse à ses questions, de la vivre d’un point de vue cinématographique, est d’aller voir le film.
La jaquette DVD : une relation énigmatique
La deuxième image possède des codes plus clairement exposés pour une raison esthétique évidente : la mise en couleurs. Cette diversification de signes plastiques possède des messages qui sont ici simplifiés. Une opposition est frappante : la féminité et la virilité.
La jeune fille, tout d’abord, à travers une posture un peu maladroite, évoque l’innocence, la naïveté. Ses habits font penser à des petits accessoires de jouets : son chapeau large est ligné comme celui d’une poupée, ses lunettes sont d’un jaune-orange marqué, chatoyant, un peu fluorescent (couleur d’enfant), son petit vêtement est mignon.
Cette naïveté supposée n’empêche cependant pas une sensualité plus mature même si artificielle : le rouge à lèvre est une couleur adulte, le fard noir autour de ses yeux donne une intensité au regard qui par la même gagne en assurance, et son vêtement un peu rouge sanguin offre un contraste saisissant avec sa peau qui est dès lors mise en valeur.
Ces deux réseaux de communication font naître une ambiguïté féminine tiraillée entre l’innocence naturelle et l’érotisme précoce.
Par ailleurs, le nom de l’acteur (Robert De Niro), exposé en tête d’affiche, et le fait qu’il soit paradoxalement retiré au second plan derrière la jeune fille, témoigne du fait que cette dernière possède un rôle fondamental, clef et déterminant.
À travers une mise en scène caractérisé, l’homme, opposé en ce sens, dégage, lui, un charisme naturel et une maturité virile : son blouson beige, sa chemise, ses lunettes noires connotent un caractère plutôt sombre et mature. Le fait qu’il soit à l’intérieur d’une voiture, le coude au-dehors, évoque une maîtrise, une domination mécanique.
En comparaison avec l’affiche cinéma, le titre du film est ici un signe linguistique qui possède une fonction d’ancrage. Il compresse ce que démontre déjà l’image à travers un code plastique et culturel : une voiture orange en damiers. Ce code élargit par ailleurs le champ de l’image vers l’urbanisme new-yorkais.
Cette première opposition thématique entre la féminité et la virilité, et le fait que le regard du chauffeur cible la jeune fille, suppose une relation potentiellement complémentaire, énigmatique. Toutefois, cette interprétation est forcément influencée par la notoriété d’un film devenu référentiel dans le milieu cinématographique.
On distingue alors deux publics majeurs : celui qui a déjà vu le film et celui qui le connaît de notoriété.
Le premier public reconnaîtra forcément qui est la jeune protagoniste et comprendra pourquoi le chauffeur la regarde. Le second, par contre, sera influencé par ses connaissances, à tel point que l’interprétation de cette relation pourra être erronée. Encore une fois, la réponse se trouvera alors dans le film.
Cette notoriété très forte implique aussi une deuxième interprétation plus mercatique : la réussite artistique qu’a connue l’actrice (Jodie Foster), après le film, permet à celle-ci d’avoir une présence plus remarquée sur l’image aux yeux du grand public.
De la même manière, l’acteur a connu un succès critique et public tel qu’il peut se permettre d’être mis en second plan sur la jaquette.
Conclusion générale
Finalement, ces deux images représentent deux époques différentes et s’adressent donc à deux publics aux compétences culturelles différentes. Il y a eu un avant et un après Taxi Driver.
L’affiche cinéma s’adresse au public d’avant. Elle vend l’ambiance d’un film, et plus particulièrement l’histoire d’un homme isolé dans une ville étrange et donc figuré en noir et blanc.
Depuis, le succès du film a fait connaître des acteurs majeurs dans le milieu, dont Jodie Foster. C’est pourquoi elle est en premier plan sur la jaquette. Une jaquette qui, elle, vend désormais et de manière implicite une intrigue qui a fait sensation et qui a aussi permis d’entretenir un certain culte cinématographique en faveur de Robert De Niro.