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Blade Runner : l’existence artificielle

Jérémy Chommanivong Responsable Cinéma

Terrain de jeu de prédilection de la philosophie et de la littérature, la dystopie a rapidement gagné le grand écran. De nombreux cinéastes se sont projetés dans un futur, pas si lointain pour certains, et dans le cas de Ridley Scott, on peut dire que son Blade Runner résonne avec notre actualité. La technologie a permis de créer des liens d’empathie, que ce soit avec un simple écran numérique ou bien avec la complexité d’une intelligence artificielle. En gommant les frontières avec ces entités, des humanoïdes finissent par voir le jour. A partir de là, il est bon de se demander ce qui les distingue d’une autre machine. Comment définir sa propre identité, que l’on soit fait de chair ou d’un alliage artificiel ? Et finalement, l’humain est-il réplicable ?

Cette analyse révèle des éléments importants de l’intrigue. Il est recommandé d’avoir vu le film au préalable.

Le genre narratif qu’est la science-fiction est né en Europe et a notamment été popularisé par Jules Verne, Mary Shelley, H. G. Wells et Aldous Huxley. Ce qui a permis à de nombreux lecteurs de voyager dans des contrées inexplorées par l’humanité, car elle reste toujours au centre des récits, au centre des débats. S’ensuit une vague de comic books, influencée par la Seconde Guerre mondiale, jusqu’à ce que des auteurs intègrent une aura de contre-culture et de sciences humaines au tournant des années 70 (sociologie, écologie, l’arrivée massive des drogues, la sexualité, les rapports à la nouvelle technologie et aux médias). Tous les éléments qui composent cette thématique sont réunis dans Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1968). L’interrogation de Philip K. Dick lui sert à la fois de socle philosophique et de titre pour son roman.

Publiée la même année que la sortie en salle de l’immortel 2001 : l’odyssée de l’espace, mis en boîte par un Stanley Kubrick qui a bien digéré Le Voyage dans la lune de Georges Méliès, cette œuvre a un avenir tout tracé vers le grand écran, à une époque où les prouesses technologiques nous donnaient à explorer des galaxies très lointaines (La Guerre Des Étoiles de Georges Lucas) ou à nous projeter dans un avenir proche. Le projet a voyagé jusqu’aux oreilles de Martin Scorsese, avant qu’il ne se rétracte. Puis l’acteur reconverti en scénariste, Hampton Fancher, a pu démarrer l’écriture, avant de courtiser Ridley Scott à la réalisation, dès lors dans un parcours sans faute (avec Les Duellistes et Alien : le huitième passager) et très occupé dans la mise en chantier d’un certain Dune, qu’Alejandro Jodorowsky aurait voulu concrétiser La suite, on la connaît. La lenteur de la production le fait cependant quitter le navire et David Lynch reprend la main. Scott a donc tout à revoir, mais l’appui précieux de David Webb Peoples à la réécriture du scénario l’aide grandement à se focaliser sur l’esthétique d’un film culte et emblématique des années 80.

Un monde en ruines

Le statut de Blade Runner n’est pas démérité et le cinéaste parvient à entrer en phase avec la devise de Philip K. Dick : « Dans mon écriture je m’interroge sur l’univers, je me demande à voix haute s’il est réel, et je me demande si nous le sommes tous ». Cet univers, parlons-en. La Terre court à sa perte. Fuir le danger est une nécessité dans ce monde cyberpunk et rétrofuturiste, un univers à mi-chemin de nos progrès technologiques et de ceux qui restent encore à créer. Les véhicules se déplacent maintenant dans le ciel pour éviter le trafic ininterrompu à la surface, les usines crachent du feu et les immeubles se surélèvent comme pour échapper à l’air pollué dans les bas-fonds d’un Los Angeles éclairé par des lumières artificielles et aveuglantes. Même les rayons du soleil ne passent plus la masse brumeuse et nuageuse qui augmente de fait le taux de précipitation. La planète est malade et les humains la surpeuplent malgré tout. Le film s’arme alors des plus belles intentions pour prendre le pouls de cette civilisation aux portes de l’enfer, afin de mettre en pièces leur toute dernière création : les réplicants. Ces humanoïdes, servant d’auxiliaires lors d’explorations spatiales, se sont mutinés. Malgré leur espérance de vie limitée dès leur conception, Rick Deckard, incarné par Harrison Ford, est missionné pour les identifier et les neutraliser. Tel est le devoir des Blade Runner. Commence alors une course-poursuite, nourrie avec les codes du film noir, où on favorise l’introspection au détriment de séquences d’actions spectaculaires.

Blade Runner (1982) possède pas moins de sept versions. Pour l’analyse qui va suivre, nous avons décidé de nous arrêter sur le Final Cut (2007), une version remasterisée du son, des images et du montage que Ridley Scott a lui-même supervisé. Elle comprend déjà les modifications apportées de sa Director’s Cut (1992), qui a changé toute la donne dans la perception d’une œuvre moins ambiguë quant à la nature de Rick Deckard. Avec l’insertion d’un plan onirique pour faire le lien avec une licorne en origami, Scott a finalement tué le débat, car il nous confirme bel et bien que l’enquêteur est un réplicant. Il ne serait pas pertinent de revenir dessus, mais plutôt de considérer cette information comme une opportunité pour gratter les autres couches de réflexion qu’on nous a laissées. Mettons-nous, nous aussi, en chasse de ces androïdes pour en disséquer tous les secrets et toutes les vertus.

L’imperfection est humaine

Le film ouvre sur un test Voight-Kampff à l’aide d’un appareil du même nom, mesurant les réactions biologiques à des stimuli afin d’évaluer le potentiel d’empathie des réplicants. Respiration, rythme cardiaque, temps de réaction, dilatation de la pupille et dégagement de phéromones, tout est quantifié. On pourrait résumer cela à un détecteur de mensonge auquel on aurait intégré le test de Turing, qui consiste à mettre un humain en confrontation verbale à l’aveugle avec un ordinateur et un autre humain. Détecter les émotions et questionner les souvenirs devraient alors suffire pour savoir si le sujet est bien un réplicant créé par la Tyrell Corporation ou non, mais la complexité des modèles Nexus-6 tient compte de tous ces paramètres.

Lorsqu’un petit groupe de réplicants revient illégalement sur Terre pour chercher des réponses sur leur date d’expiration et sur une possible prolongement de leur espérance de vie, la rencontre avec leur créateur tourne court. Pourquoi créer des robots humanoïdes ? Quel est l’intérêt des créateurs ? La quête de la perfection d’Eldon Tyrell (Joe Turkel) y répond, avec un arrière-goût égocentrique, car il n’hésite pas à implanter des souvenirs de sa nièce dans la mémoire de sa secrétaire Rachel (Sean Young), afin de rendre son dernier prototype moins violent par exemple. Elle aussi est un réplicant, bien que sa vocation diffère de celle de Roy Batty (Rutger Hauer) et de son groupe.

Roy est un modèle destiné au combat pour le programme de défense des colonies, Pris (Daryl Hannah) est un « modèle de plaisir » pour le personnel militaire et manipule sans peine les hommes, Zhora (Joanna Cassidy) a été ré-entraînée pour accomplir des meurtres politiques, Leon (Brion James) est un modèle de combat, chargeur de munitions pour des applications liées à la fission nucléaire… « Quelle expérience de vivre dans la peur, n’est-ce pas ? Voilà ce que c’est d’être un esclave. » Cet esclavage provient d’une problématique politique plutôt qu’une condition raciale et Roy Batty en sait quelque chose, malgré sa quatrième et dernière année d’existence. Telle est la malédiction absolue de ces réplicants qui ne rêvent que de s’émanciper de leurs créateurs. Nés pour servir et non pas pour vivre, sans issue possible, la désillusion est trop forte pour que Batty ne commette pas l’irréparable, un parricide symbolique. Echec et mat pour cette industrie de clonage, le roi dans sa pyramide dorée n’est plus.

Ils n’ont rien contre l’homme. Ils veulent simplement gagner leur indépendance et obtenir un tant soit peu de dignité. Les réplicants sont à présents les seuls à décider de leur sort et Deckard rejoindra ce mouvement dans un dénouement clé dans sa nouvelle vie sans frontières. A plusieurs instants, il existe une conscience de soi qui interpelle et qui redistribue les questions du test Voight-Kampff à tous les personnages. Les réplicants mettent en question la définition de l’humain en renversant l’idée de la biologie comme condition unique et suffisante. Il n’en est évidemment rien. Deckard est lui-même au centre de ce test qui révélera son identité. On peut également dire que les différents origamis que l’agent Gaff (Edward James Olmos) parsème aident grandement dans cette conclusion.

Dans les yeux de Roy Batty

Cicéron évoquait déjà que les yeux sont le miroir de l’âme. Lorsque Batty retrouve le concepteur de ses yeux, leur échange nous fait plutôt comprendre qu’ils ont pu voir des choses aussi bien atroces que merveilleuses, ce qui sera délivré avec beaucoup de lyrisme et d’émotions dans le climax. Batty suggère que ses yeux sont également une source mémorielle indispensable qui témoigne de son existence.

Douglas Trumbull aux effets spéciaux et Jordan Cronenweth à la photographie. Ces deux prodigieux techniciens de l’image nous permettent de nous rapprocher de l’expérience de Batty lors de son voyage spatial. Le spectateur peut également se vanter d’avoir vécu des sensations uniques au détour de cette œuvre à la fois mystique et résolument philosophique. Nous en arrivons donc au dernier duel entre le Blade Runner et Batty, sa dernière cible. L’avantage va au réplicant, joueur et un peu démoniaque sur les bords, jusqu’à ce que les premiers symptômes de sa mise hors service se fassent sentir. La fin est proche et dans la foulée, Deckard s’accroche fortement à une poutre métallique sous peine de finir en compote sur le trottoir insalubre des bas-fonds de Los Angeles. A notre grande surprise, Batty lui tend la main, lui épargnant ainsi une mort certaine, ce qui ne change rien à son destin.

Sous une pluie battante, sans agressivité dans la voix, c’est l’heure d’un monologue qui ramène astucieusement de lointains souvenirs, non pas uniquement pour les transmettre à Deckard. Cet élan poétique que Rutger Hauer a improvisé, en raccourcissant le texte initial, cherche avant tout à émouvoir le policier. L’acte le plus humain qui soit nous est servi avec noirceur et mélancolie, ce qui ne laisse pas le spectateur insensible à ces mots.

J’ai vu des choses que vous, humains, ne pourriez croire… Des navires de guerre en feu, surgissant de l’épaule d’Orion… J’ai regardé des rayons C briller dans l’obscurité, près de la Porte de Tannhäuser… Tous ces moments se perdront dans le temps… comme… les larmes dans la pluie… Il est temps de mourir.

En le sauvant d’une chute mortelle, Roy Batty fait de Deckard le témoin de son existence. Il en a délivré son testament dans un ultime discours. S’il n’y a pas de connaissances ni de savoirs absolus dans le contenu, c’est à l’inspecteur d’étudier la portée de ce témoignage. La capacité de Roy Batty à percevoir la beauté et la grandeur de l’univers démontre ainsi la toute-puissance que possèdent les réplicants à pouvoir échapper aux carcans de la société. Sauver la vie de Deckard, citer et exprimer un poème inspiré par Nietzsche, accepter son espérance de vie encore plus éphémère que les êtres de chair. Tout cela réuni témoigne de la supériorité physique, intellectuelle, émotionnelle et même érotique des réplicants. C’est incontestable, comme le démontre clairement ce rapprochement maladroit entre Deckard et Rachel. Et dans le dernier souffle de Batty, la sentence est inéluctable. La machine peut effectivement emprunter les qualités des humains, tandis que l’humain semble avoir perdu toute son humanité. C’est lui qui devient une sorte de machine. Ainsi, Rick Deckard se transforme en une copie conforme des hommes, tandis que Roy Batty passe du monstre de Frankenstein à une figure emphatique et messianique. La crucifixion partielle de Batty en atteste. Par ailleurs, Rutger Hauer est décédé en 2019, la même année que son personnage. Une bien triste coïncidence.

Le sort s’acharne également sur l’auteur, qui est décédé peu avant la sortie du film en 1982 et qui n’a donc pas pu découvrir cette adaptation. Sa disparition a toutefois permis aux autres œuvres de Philip K. Dick de prospérer au cinéma, comme en témoigne les nombreuses adaptations mémorables : Total Recall, Minority Report, Planète Hurlante et A Scanner Darkly.

Peut-on ainsi en déduire que les créatures mécaniques risquent de prendre le pouvoir ? Il s’agit d’une question sous-jacente et épineuse vers laquelle James Cameron s’est engagée avec son T-800 envoyé par l’entité Skynet dans Terminator (1984). Les outils robotiques envahissent les centres commerciaux et, a fortiori, les demeures des citoyens qui peuvent se les offrir. Cette surconsommation entre en diapason avec notre utilisation des technologies dont nous dépendons. Nous sommes de plus en plus connectés à elles, faisant de nous les parfaites chimères qu’un Blade Runner se mettrait à chasser. Au lieu de cela, K. Dick et Scott nous mettent face à nos doubles que nous ne le voyons pas ou plus naturellement. C’est ainsi que Blade Runner gagne à être vu et revu à l’infini, pour l’immense complexité d’une analyse dont nous effleurons à peine les possibilités d’interprétation et qu’il convient de compléter avec son expérience personnelle.

Responsable Cinéma