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Tōru Takemitsu : la quête d’un langage universel

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Les influences de Tōru Takemitsu sont très variées. Il a, tout au long de sa vie de compositeur, tenté d’allier tous les sons qui lui parvenaient en une fusion que l’on pourrait qualifier de cosmique. L’humanisme, le silence, la nature et l’art étaient parmi ses sources d’inspiration les plus précieuses.

Depuis 1868, date marquant le début de l’ère Meiji et symbolisant son entrée dans la modernité, le Japon a cherché à se positionner par rapport à l’Occident, oscillant entre intégration de la culture occidentale et protection de la tradition nationale, et ce, jusqu’à peu de temps après la Seconde Guerre Mondiale.

Avant d’être reconnu comme l’un des compositeurs de musiques de films japonais les plus importants, Tōru Takemitsu était un avant-gardiste apprécié dans les cercles intellectuels japonais des années 50, aussi bien influencé par le jazz que par Claude Debussy, Erik Satie, Olivier Messiaen qu’Edgar Varèse ou encore l’École de Vienne (Alban Berg, Anton Webern, Arnold Schönberg). C’est donc d’abord l’Occident qui l’a attiré, la guerre ayant provoqué chez lui un profond rejet de sa propre culture. Alors que la culture occidentale, et spécifiquement américaine, était, à ce moment-là, totalement proscrite au Japon, le jeune Takemitsu, découvre au sortir de la guerre la célèbre chanson Parlez-moi d’amour interprétée par Joséphine Baker qui l’impressionne profondément et dont il parlera encore avec émotion à la fin de sa vie. Ce n’est que progressivement, et grâce à John Cage, qu’il va se réapproprier les codes de la culture japonaise pour effectuer une synthèse qui sera au final proprement révolutionnaire.

En parallèle à ses compositions de musique classique, il a, dans un premier temps pour des raisons pécuniaires, créé des musiques de films. Cependant, au fur et à mesure qu’il atteignit son indépendance financière, il devint plus sélectif, lisant souvent des scripts entiers avant d’accepter de composer la musique, et examinant plus tard l’action sur le plateau, respirant l’atmosphère du film pour concevoir ses idées musicales.

Takemitsu attachait la plus grande importance à la conception du film par le réalisateur ; dans un entretien avec Max Tessier, il explique que « tout dépend du film lui-même … J’essaie de me concentrer le plus possible sur le sujet, pour pouvoir exprimer ce que le réalisateur ressent lui-même. J’essaie de prolonger son ressenti avec ma musique. »

Très vite, il accordera une grande importance à ses compositions de bandes originales pour finir par travailler avec tous les réalisateurs japonais marquants de son époque, composant de la musique pour pas loin de cent films sur une période de quarante années (1956-1995), démontrant ainsi toute l’importance que revêtait cet aspect de son inspiration.

Pour mieux comprendre ses recherches musicales, il est intéressant de passer en revue quelques unes des partitions les plus significatives de son abondante filmographie.

Il s’est d’abord tourné vers la composition de longs-métrages lorsqu’il a été chargé d’écrire la partition à la guitare du film de Ko Nakahira, Crazed Fruit (1956). Ce n’est que quelques années plus tard, cependant, lorsque son ami Hiroshi Teshigahara lui demande de composer la musique de son premier court-métrage José Torres (1959), que la carrière cinématographique de Takemitsu commence vraiment.

Mais sa première contribution remarquable ira pour Masaki Koyabashi et son film Hara-Kiri, fructueuse collaboration qui se poursuivra jusqu’en 1985, Takemitsu écrivant les partitions pour tous les films importants de Kobayashi. Pour ce film, tout est construit sur les oppositions entre lumière et ombre, simplicité et chaos, silence et son. Ce sera aussi la première fois qu’il donnera une place importante à un instrument traditionnel japonais, le biwa, sorte de luth japonais.

L’interaction entre son et image joue un rôle essentiel dans l’esthétique du film, le son ponctuant des moments charnières. L’utilisation minimaliste de la musique est ainsi parallèle à la sobriété de l’architecture ; les cliquetis fréquents des sabres, le son d’un éventail qui se replie et les accords du biwa créent toute une typographie acoustique ; la cacophonie de rythmes, proche du théâtre Kabuki, ponctuant de manière saisissante la chorégraphie des combats. Le point d’orgue est atteint dans le duel des deux samouraïs dans la plaine : le vent alternant entre bruissement et hurlement, l’ondulation conséquente des herbes, la brume, les nuages tourbillonnants combinées à la chorégraphie stylisée des guerriers. L’ensemble est sublimé par le grattage, la frappe et le trémolo du biwa, donnant à cette scène une forte tension dramatique.

L’écriture de Takemitsu reflète sa fascination et ses interrogations sur les concepts esthétiques de la musique traditionnelle japonaise. Elle frappe également par sa recherche chorégraphique et musicale entre immobilité et mouvement. Cette manière d’instiller l’inaction dans l’action nous éclaire ainsi sur le système rythmique japonais appelé ma où l’accent est mis sur l’importance du silence par rapport aux sons.

Il faut ici évoquer par une citation du compositeur Yoshihisa Taïra l’importance que revêt cette utilisation particulière du silence dans l’œuvre de Tōru Takemitsu, un concept japonais du silence qu’il faut différencier de celui du monde occidental :

Est ma par exemple l’espace vide entre deux piliers. Ce ma tire son importance du fait qu’il lie deux choses, que dès lors on ne peut plus dissocier. C’est ce vide vivant qui donne sa signification aux piliers. Autrement dit, l’espace où il n’y a rien vivifie les choses aux alentours.

La compréhension de ce concept ma permet ainsi de mieux apprécier à sa juste valeur l’œuvre musicale du compositeur.

Il continue, deux années plus tard, de télescoper son et image pour La Femme des sables de Hiroshi Teshigahara. La musique y exprime trois états du sable différents : la tension entre immobilité et mobilité, l’écoulement et l’écroulement. Son intention est de capturer le caractère du sable comme personnage, et non comme paysage. Les cordes se font tour-à-tour incisives et distendues, glissant d’une note à l’autre, installant une dramaturgie par moments épique. On assiste à une véritable collision entre son et image. La tension psychologique de l’emprisonnement (symbolisé par une maison engloutie continuellement par des dunes de sable) se renforce de sons d’instruments modifiés, déformés. L’effet cauchemardesque est renforcé par l’incrustation en contrepoint de sa musique dans les images. Takemitsu nous emmène ainsi progressivement, de manière efficace, dans des contrées inexplorées de l’inconscient, entre rêve et réalité, aux frontières de l’indicible.

Cette même année 1964, il crée la musique pour un autre chef d’œuvre, Kwaidan, retrouvant donc pour la seconde fois le réalisateur Masaki Kobayashi. Pour ce film, il a voulu créer une atmosphère de terreur, les silences entrecoupés de lignes de shakuhachi (flûtes japonaises) tordues ou de bruits fantomatiques créant une tension effrayante. Il privilégie également des sons de bois fendu, gratté, cassé, des voix de style nô, ainsi que le son d’un biwa joué avec férocité pour renforcer ce climat perturbant et angoissant. L’utilisation efficace de sons concrets et d’instruments traditionnels, la non-synchronicité entre image et son pour instiller des sentiments d’horreur dans le public et l’accent mis sur le silence sont les trois caractéristiques qui font que Kwaidan exercera un impact durable sur l’esthétique des musiques de films d’horreur.

Dodes’Kaden est la première collaboration de Takemitsu avec Akira Kurosawa, en 1970. Pour ce film, il crée plusieurs orchestrations, plusieurs ambiances à partir d’un thème central exprimant l’innocence d’un jeune personnage dont le rêve est de devenir conducteur de tramway. Le thème est simple, enfantin et mélodieux. Probablement la musique la plus accessible et populaire que le compositeur ait produite.

Mais c’est surtout grâce à sa seconde collaboration avec Kurosawa, quinze ans plus tard, qu’il marque les esprits du monde occidental. En effet la musique de Ran fait la synthèse des multiples influences qui traversent Takemitsu, aussi bien celles héritées de la tradition nippone que celles des cultures occidentales. La réalisation du film dure huit années et bénéficie dès lors d’une très longue période de maturation. Le projet musical n’a de cesse d’évoluer durant toute cette période, Takemitsu s’y investissant totalement et comme à son habitude y travaille dès l’écriture du scénario, ayant de longues discussions avec le réalisateur. Une fois le film entamé, il se rend régulièrement sur les lieux du tournage tout en visionnant les rushes le plus souvent possible. Au niveau musical, une grande importance est donnée aux sons de la nature, ils sont souvent amplifiés afin de par exemple refléter la raison qui vacille du Seigneur Hidetora, le son étant dans ce cas transformé en une matière stridente et agressive. Un autre exemple significatif d’implication est la divergence qu’il existe un moment entre Kurosawa et Takemitsu : au départ, le compositeur ne veut utiliser que des voix humaines stylisées, que des cris et des gémissements durant les scènes de combats. Initialement d’accord, Kurosawa devient cependant au bout des huit années obsédé par le son de Gustav Mahler. Le désaccord était profond entre eux, mais comme la décision revient toujours au réalisateur, Takemitsu s’est plié à ses exigences, et a fini par admettre que le résultat lui convenait.

Tout cela démontre la rigueur, mais aussi la souplesse de Tōru Takemitsu, deux aspects de son caractère qui se reflètent, bien sûr, dans ses compositions musicales.

Qu’il s’agisse de jazz, de musique traditionnelle japonaise, de post-sérialisme, de grandeur symphonique ou d’inventions électroacoustiques, toutes les facettes esthétiques de ce compositeur nous démontrent que la fusion qu’il applique, loin d’être superficielle, tend vers une universalisation de toutes les cultures, sans réelle démarcation entre elles.

Quand il déclarait souhaiter posséder le corps d’une baleine et nager dans un océan qui n’a ni Ouest, ni Est, tout en créant une musique en communion avec la nature, il ne faisait qu’exprimer son désir d’harmonie cosmique. À nous d’écouter ses œuvres et d’estimer s’il y est parvenu.

Article écrit par pIOtr AAkOUn