À l’occasion de la sortie de Quitter la nuit, nous avons rencontré l’équipe du film dans le réfectoire d’un hôtel à l’ambiance chaleureuse. Nous y avons abordé les motifs ambigus d’un agresseur ainsi que la guérison d’une victime par la sororité, en compagnie de Selma Alaoui et Guillaume Duhesme, incarnant respectivement les rôles d’Aly et de Dary.
En salles à partir du 10 avril 2024, Quitter la nuit est le premier long-métrage de Delphine Girard et constitue le prolongement de son court-métrage Une Sœur (nommé aux Oscars en 2020). On y suit la trajectoire de trois personnages, après une nuit où une femme en danger, Aly, appelle la police. Anna prend l’appel. Un homme est arrêté, il s’agit de Dary. Les semaines passent et la justice cherche des preuves. Les trois personnages font face aux échos de cette nuit qu’ils ne parviennent pas à quitter.
Ça paraît un peu bête, mais je crois que la sororité, qu’il y ait une réponse collective, apporte des choses.
Comment avez-vous rejoint le casting d’Une Sœur, le court-métrage à l’origine de Quitter la nuit et dont vous restez les interprètes ? N’était-ce pas trop difficile de reprendre un rôle là où vous l’avez laissé ?
Selma : Je ne connaissais pas Delphine personnellement, mais elle m’a déjà vu jouer. Elle m’a donc proposé de faire des essais quand elle cherchait une comédienne pour Une Sœur. Et puis, le tournage était super. C’était intense, très intense. En plus, on a tourné en plein hiver au fin fond de la Belgique. Il faisait bien froid et il neigeait. Ensuite, le film a eu une belle vie par la suite (dont une nomination aux Oscars en 2020). C’est à ce moment qu’on a appris à se connaître. Et pour Quitter la nuit, c’est vraiment parti d’elle avant tout, cette envie de continuer la vie de ses personnages, etc. Et c’est super cette proposition pour un comédien, il n’y a eu aucune hésitation (rires).
Guillaume : Quand Delphine cherchait son personnage masculin pour le court-métrage, elle avait vu beaucoup de comédiens belges, peut-être aussi des français, je ne sais pas. En tout cas, elle n’arrivait pas à trouver exactement ce qu’elle cherchait. Puis, elle m’avait vu dans un court-métrage où je jouais une espèce de petit voyou qui emmerdait des nanas dans un métro. Donc, il y avait déjà un peu la thématique en creux, mais c’était une petite scène assez courte. Du coup, elle m’a contacté pour faire des essais. On a beaucoup parlé de ce qu’on aimerait mettre dans ce personnage pour qu’il raconte quelque chose. Une Sœur a été assez intense parce que c’est vraiment l’une des parties les plus tendues, contrairement au long métrage.
Vos rôles sont imprégnés d’une certaine spontanéité, d’un jeu assez physique parfois. Comment avez-vous travaillé votre personnage ? L’avez-vous préparé ensemble ?
Selma : Ensemble, non. Surtout que le parcours de nos personnages diverge, même si on a quelques scènes communes, évidemment. Par contre, c’est marrant parce qu’on a tous les deux fait une préparation physique même s’il n’y a pas de séquences spectaculaires ou de cascades. C’était une demande de Delphine pour des raisons différentes avec Guillaume. En tout cas pour ma part, j’ai fait beaucoup de sport avant le tournage. Delphine disait beaucoup qu’Aly est une femme qui se bat en fait. Et donc, il y avait quelque chose à incarner physiquement. À partir du moment où il y a cet événement, cette agression, il n’y a pas de laisser-aller. C’est comme si la tension l’avait entièrement envahi. C’était donc dans le but d’être dans une bonne condition physique. Ce qui était bien aussi parce que, émotionnellement, il y a des choses que je ne trouve pas simples à jouer. Mieux vaut être en forme (rires).
Guillaume : Pour moi, c’est pareil. J’ai fait une grosse préparation physique, mais pour le personnage de Dary c’était un peu différent dans le sens où il s’agissait d’un pompier, donc quelque chose d’intrinsèque à son travail. Ça rejoignait aussi sa problématique où, pour lui, être dans une condition physique irréprochable, être très athlétique, c’était une façon de se conformer et d’être à la hauteur de son idéal masculin. Cet idéal un peu cliché du pompier, toujours à la hauteur, qui ne laisse jamais transparaître la moindre faiblesse. Et donc il y avait un enjeu psychologique pour le personnage, d’être aussi en forme et aussi affûté physiquement. C’était de là qu’il tirait une forme de fierté, mais c’était aussi sa prison. Et sa prison, c’était de se dire : « moi, je corresponds à cet idéal masculin, pourquoi la vie ne me donne pas tout ce que je devrais avoir ? » Et du coup, ça crée un décalage chez lui qui le rendait finalement dangereux et pas très stable.
Vos personnages tentent désespérément de surmonter les traumatismes de cette nuit. D’un côté Dary, que l’on devine être l’agresseur, possède son lot de tourments. De l’autre, Aly ne succombe pas à un esprit vengeur. Comment expliquez-vous le profond malaise que vivent vos personnages, qui doivent confronter leurs proches et reprendre le cours de leur vie et « guérir » d’une certaine manière, notamment à travers la sororité ?
Guillaume : Pour Dary, je ne sais pas s’il y a une forme de rédemption à la fin. C’est la question que pose le film. En tout cas, il y a une prise de conscience, ce qui est un début. Mais je ne crois pas qu’il aille mieux, parce que pour aller mieux, il faudrait qu’il fasse tout le travail, après cette prise de conscience qui donne une perspective de dépassement ou d’avancée. Il doit constater de ce qui l’a amené à faire ça, de comment on peut en arriver à faire ça et je ne sais pas s’il peut réparer finalement.
Selma : Il a été blessé, je sens que c’est quelqu’un qui est un peu déclassé dans sa vie, en fait. Peut-être qu’il a pris conscience qu’il a été capable de faire ça d’ailleurs. Et par rapport à Aly, le film pose effectivement une question importante sur sa guérison. Comme il y a un écoulement sur deux ans dans ce film, même si tu ne vois pas tout, tu les vois bouger. Et Aly, je me dis, qu’elle y a laissé quelque chose d’elle-même, clairement. Peut-être une forme de légèreté, des choses comme ça. Et en effet, ça paraît un peu bête, mais je crois que la sororité, qu’il y ait une réponse collective, apporte des choses. C’est un peu comme ces expériences de vie où tu comprends que ce ne sera plus jamais comme avant. Il y a quelque chose qui tombe. Pour le coup, ce n’est pas le verdict du procès, c’est le verdict du fait que tu vas devoir composer ta vie avec ça. Ce qui ne veut pas dire que c’est une souffrance à vif, tous les jours de ta vie. C’est comme pour une blessure grave. Elle cautérise, mais la cicatrice est là. Et parfois elle sera vive, je n’en sais rien, mais c’est là, c’est en elle, c’est quelque chose qui est imprimé dans son corps. Donc je ne sais pas si c’est positif ou négatif.
Ces cicatrices sont justement partagées avec les proches et au milieu de tout ça, on découvre que la police est piégée par sa neutralité professionnelle. Elle doit s’arrêter aux faits et elle est donc incapable de réparer quoi que ce soit ou d’assurer la réinsertion des victimes.
Selma : Je trouve que c’est intéressant de poser la question de la réparation qui est complexe. Et puis la question de la réinsertion, je la trouve aussi intéressante pour quelqu’un qui a commis un acte grave. Est-ce que la justice doit le punir ? Est-ce qu’on a le droit de changer ? On peut avoir le droit de changer, aussi espérer changer, etc. Et la prison, les peines, ce sont des questions très larges. Dans le cas d’un viol, il y a directement quelque chose qui se colle à la victime, de l’ordre de : « c’est ta responsabilité ». C’est un truc qui est matricé dans nos sociétés depuis 40 000 ans, et donc comment tu te réinsères aussi, c’est-à-dire que tu ne portes pas que le sceau de l’infamie, parce qu’il y a une honte qui va avec le parcours d’une victime, le « c’est de ta faute » et comment tu peux continuer à vivre ta vie. C’est pas mal aussi comme thématique.
Guillaume : Oui, c’est un peu la même problématique. Qu’est-ce qu’il peut faire ? Qu’est-ce qu’on pourrait attendre ? Qu’est-ce qu’on peut espérer, dans ce contexte terrible, de la part de l’agresseur, pour apporter des formes, des perspectives. Et je crois que le film esquisse juste le fait qu’il prenne conscience. C’est déjà un début. Mais les gens qui l’entourent lui permettent aussi de fonctionner comme il fonctionne. Le personnage de la mère qui l’aime comme une mère aime son fils, c’est un peu plus naturel, mais on voit comment elle l’accompagne, peut-être en l’aidant à refouler ce qui s’est passé, à ne pas regarder en face certaines choses qu’il a fait. Et quand Dary lui raconte la vérité, il lance un appel et prouve qu’il ne peut plus être seul. Il y a donc un questionnement sur le système qui entoure ce personnage masculin et qui l’aide à nier ce qu’il a fait.
Vos personnages ont finalement peu de scènes où ils sont réunis, car ils suivent des trajectoires parallèles. De même si on considère celui d’Anna, l’opératrice téléphonique de la police, incarnée par Veerle Baetens. Comment le tournage s’est organisé pour que vos trois personnages puissent trouver une telle justesse dans un jeu de miroirs à l’écran ?
Selma : On a vraiment tourné toute la partie avant le procès par bloc. Comme les personnages ne se croisent pas tellement, on s’est très peu vus pendant toute une partie du tournage. Ce qui était aussi dans la logique des personnages. Et pour Veerle, Delphine vous en dira plus, mais on ne s’est pas rencontré physiquement avant la fin du tournage d’Une Sœur. C’était un peu une volonté de se dire qu’on s’est d’abord rencontré par la voix en fait. On a joué ensemble, c’était hyper émouvant et c’était véritablement une rencontre de partenaires de jeu.
Guillaume : Veerle est aussi une actrice qui veut vraiment vivre les choses jusqu’au bout pour porter son personnage. Elle parlait vraiment à l’autre bout du téléphone dans les quinze premières minutes du film. Quand on jouait notre partie à l’intérieur de la voiture, il était une heure ou deux heures du matin, et Veerle tenait à rester réveillé pour nous parler. Ce n’était pas un enregistrement.
L’interaction était donc authentique.
Selma : Ouais, ou ça aurait pu être un comédien qui donne la réplique, quelqu’un sur le plateau, etc. Parce que toi aussi (à Guillaume), tu l’as d’abord rencontré par la voix (rires).
Guillaume : Oui et la seule scène où je l’ai croisé, c’était le procès. J’avais juste son regard dans le dos (rires). Un regard qui participe beaucoup à la prise de conscience du personnage avec l’enregistrement audio qu’ils réécoutent. Anna est un personnage hyper important dans l’articulation du récit.
Elle est le témoin de la scène et la plupart des plans filmés de dos nous incitent à explorer les faces cachées des personnages. Mais de votre côté avez-vous apporté quelque chose de vous-même ou avez-vous composé vos personnages autrement ? Comment incarner cette ambiguïté et cette noirceur finalement ?
Selma : Pour moi, évidemment, parce qu’il y a une rencontre entre la personnalité et une écriture. Ce sont nos corps, nos voix, nos imaginaires et tout ça à la fois. Delphine écrit et réécrit beaucoup. Et elle l’a fait pour nous en sachant qu’elle voulait être avec nous. Je pense que parfois il n’y a pas d’improvisation dans le texte, tout est super écrit. Mais comme c’est adapté à nos personnalités, je sais qu’il y a des bouts de dialogue où ma mère, qui a vu le film, m’a dit qu’il y a des blagues que j’aurais pu faire par exemple (rires). Alors ce n’est pas du tout moi, mais il y a des petites facettes de notre personnalité qu’elle a chopé.
Guillaume : Et pour l’homme, je trouvais que l’opportunité qu’il y avait, c’était d’en faire vraiment un homme ordinaire et assez lambda. Ça me tenait à cœur de ne pas essayer de refaire une espèce de cliché, un personnage que j’aurais pu voir ou m’inspirer dans des films. Pour tout ce qui était sa façon d’être au quotidien, j’ai essayé de le créer de la façon la plus authentique possible. Et la suite consistait à trouver, dans des fonctionnements très masculins, quels curseurs on peut pousser et quels curseurs on peut appuyer pour finalement l’amener au point de déséquilibre voulu.
Des rôles sur-mesure donc. Mais si vous pouviez avoir le choix dans un futur projet, quel type de personnage aimeriez-vous incarner ? Peut-être même dans d’autres registres que vous n’avez pas encore explorés.
Selma : Moi j’aimerais bien faire une comédie (rires). On me caste plus souvent ce genre de rôle, car tu dégages parfois un truc comme ça. Même si je trouve qu’il y a de l’humour dans Quitter la nuit, il y a beaucoup de tension, il y a un truc très serré. On le sentait aussi parmi le public à certaines projections.
Guillaume : Moi j’aimerais bien jouer un personnage très doux, très sensible.
Selma : De la douceur, plus de drames (rires).
Guillaume : Peut-être un père de famille dépassé parce qu’il a trop d’enfants, un truc très doux et très délicat. En tout cas, à l’opposé de cette construction très masculiniste.
Je vous le souhaite évidemment, parce que ça doit peser d’incarner des personnages ténébreux aussi longtemps.
Selma : Bien sûr, c’est long, parce qu’il y a un gros travail de préparation et de réflexion. Le film reste longtemps avec toi, en fait.
Guillaume : Je crois que c’était trois rôles lourds à porter.
Pour finir, avez-vous des projets en cours ou à venir ? Est-ce qu’on est déjà dans des comédies, des rôles plus légers ?
Selma : Non, je suis désolée, je n’ai rien à annoncer (rires).
Guillaume : En décembre, j’ai tourné Prosper, une comédie. Ce qui m’a fait du bien. C’était avec Jean-Pascal Zadi et il sera peut-être présenté au Festival de Cannes. Dans 15 jours je serai fixé.
Selma : J’ai fait un drame en décembre, qui ne m’a pas fait du mal (rires). Et ta série ?
Guillaume : Oui j’ai une série qui sort fin avril et qui s’appelle Knok. Ce sera disponible sur la chaine 13e rue et la plateforme Universal+.
Propos recueillis par Jérémy Chommanivong, le 2 avril 2024 à Paris (Alba Opera Hotel).
Après une courte pause, c’est au tour de la réalisatrice Delphine Girard de nous recevoir, dans la même pièce à l’ambiance tamisée qui rappelle que la nuit n’est déjà plus très loin… Retrouvez notre échange juste ici.