Lorsqu’Adèle Haenel s’exprime le lundi 4 novembre, elle ne le fait pas seulement pour parler d’elle et des faits qu’elle reproche au réalisateur Christophe Ruggia, mais pour s’adresser à la société. Cet acte politique fort est à l’image de la carrière de l’actrice qui s’inscrit lui aussi dans l’espace public pour dire quelque chose de la société. Nous avons donc décidé de revenir sur l’itinéraire de l’actrice et sur la capacité du cinéma, de la société à entendre sa parole avant de lui adresser une lettre ouverte.
Regarder la société et le cinéma en face
Il ne s’agit pas pour Adèle Haenel de faire l’actrice (au sens péjoratif du terme), mais d’utiliser le jeu, son corps de comédienne pour donner à voir et à penser certains phénomènes. Cela se construit autour de cinéastes engagés notamment Céline Sciamma qui dès Naissance des pieuvres s’attachait à déconstruire une image de femme fatale faussement attribuée à une jeune ado, Floriane (jouée par Adèle Haenel). L’idée était de déconstruire une image pour forcer le regard du spectateur à se méfier des apparences et à accepter de regarder les choses en face, sans détourner les yeux. Après cela, la carrière d’Adèle Haenel a été jonchée d’autres films marquants portants sur ces questions de regard et de perception. On se souviendra notamment de la sortie d’Orpheline d’Arnaud Des Pallières qui racontait sur plusieurs années et à travers quatre actrices jouant la même femme, le parcours chaotique d’une jeune femme et son rapport aux hommes.
La construction même du personnage, les choix qu’elle faisait étaient autant d’instants parfois choquants qui s’attachaient à montrer à quel point le regard du masculin sur le féminin pouvait aller jusqu’à biaiser la représentation même du personnage. Ainsi, dans son rapport aux hommes, l’héroïne d’Orpheline se sentait obligée de jouer un rôle : sexuel d’abord, mais aussi lié à la propreté, au besoin de faire le ménage pour s’inscrire dans un lieu. Bref, d’être à la fois objet sexuel et utile pour satisfaire ce qu’elle croyait être les attentes des hommes. Parfois satisfaits, parfois heurtés, les hommes du film étaient également construits autour de ce rôle que Renée se donnait auprès d’eux et de la place qu’ils voulaient bien lui donner, de l’image qu’ils lui renvoyaient d’elle. Un trajet complexe défendu par l’actrice Adèle Haenel qui portait une parole sur le film parfois accusé de misogynie. Elle mettait en avant notamment l’idée que son parcours, le discours qu’elle construit dans l’espace public et à travers le cinéma, ne pouvaient cautionner une telle vision et qu’il fallait forcément voir au-delà, à travers ce film. « Ce n’est pas tant le sujet du film que le regard qui m’intéresse. D’ailleurs, les films à sujet sont souvent les plus chiants parce que traités de manière ultraclassique, sans invention » (interview donnée au Nouvel Obs en avril 2017).
Cet exemple montre à quel point le regard porté sur les femmes est complexe dans la société. Souvent réduit à peu de choses, stigmatisé ou caricaturé, il n’aboutit jamais à regarder la réalité en face. D’autres femmes publiques ou de cinéma ont pourtant ouvert leur voix et la voie récemment en témoignant notamment contre Hervé Weinstein. On l’a vu avec le documentaire L’intouchable Hervé Weinstein d’Ursula Macfarlane, cela n’a pas été facile. Le documentaire revenait en grande partie sur le système global qui a permis à un tel homme d’agir. Il poussait à réfléchir à ce système tout entier et à ce qu’il construit. C’est tout le travail, hors monde du cinéma puisqu’on est ici dans le domaine religieux, que faisait aussi François Ozon avec Grâce à Dieu. La question n’est pas seulement de condamner un homme, mais de faire vaciller tout un système pour le pousser à se regarder en face et à s’interroger. Dans une moindre mesure, quand Andréa Bescond écrit Les Chatouilles, elle interroge un autre système fermé dans lequel tout et n’importe quoi peut arriver : la famille. Là encore le système clos, l’amour qui unit ses membres, les liens forts, certains de domination, entraînent des difficultés à faire émerger la parole et rendent de telles situations possibles.
Dans le cinéma, et c’est d’ailleurs ce que met en avant Christophe Ruggia dans son droit de réponse à Médiapart, il y a un mythe d’une relation entre le réalisateur, le « maître à bord du vaisseau tournage » et ses acteurs (bien souvent des actrices) : un rapport bien souvent décrit comme amoureux puisque la caméra « frôle » les corps, les caresse, les embellit, les magnifie. Quand Ruggia parle de « pygmalion », c’est bien ça qu’il évoque aussi, puisqu’il ne s’agit rien moins que d’un créateur qui tombe amoureux de sa création, ou encore pire, de sa créature. Or, une actrice, et encore plus une enfant qui débute dans le cinéma, n’est pas une créature mais un être humain. Et Les Diables est un film complexe à aborder car c’est un film débordant d’amour entre une petite fille autiste et son frère, des enfants abandonnés, invisibles, auxquels Ruggia prétend donner une voix, comme il l’avait fait aussi avec l’adaptation du livre Le Gone du Chaâba au cinéma. Les Diables est un film viscéral dans lequel l’actrice Adèle Haenel est bouleversante aux côtés de Vincent Rottiers. Mais le film reflète aussi un malaise, celui du rapport au corps de ces enfants qui découvrent, pourtant liés par le sang, leur sexualité. Le manque de discernement de l’enfant étant renforcé par son handicap. A la différence de Marie et Floriane qui s’observent, se cherchent et finissent par avoir une relation sexuelle certes douloureuse mais consentie (dans Naissance des pieuvres), Joseph et Chloé (dans Les Diables) sont deux personnages malades, fatigués par la vie qui n’ont d’autres choix que se jeter l’un dans l’autre pour délier une curiosité, une soif, presque un besoin…
Aujourd’hui, il est difficile de ne pas soutenir Adèle Haenel tant sa parole n’appelle pas au lynchage de Ruggia mais à la réflexion d’une société qui préfère se voiler les yeux en brandissant des étendards (tels que le voile, les féministes et leur prétendue mauvaise foi ou haine des hommes) plutôt que de réfléchir collectivement au problème qui se pose et qui ne s’arrête pas seulement au cinéma, mais qui engage la société. Laissons la parole à Adèle Haenel car elle l’a très bien exprimé, faisant monter le débat au-delà de sa seule personne : « les monstres ça n’existe pas, c’est nous, c’est nos amis, c’est nos pères, c’est notre société, c’est ça qu’il faut regarder…Ça ne veut pas dire qu’il faut les éliminer mais il faut les changer, il faut passer par un moment où ils se regardent, où on se regarde… ». Adèle Haenel a pour elle d’avoir parlé, l’enquête de Médiapart qui revient longuement sur les accusations de l’actrice, avec des témoignages (qui parlent d’un malaise mais n’ont pas assisté aux faits eux-mêmes) sont aussi de son côté, elle ne parle pas de nulle part. Il y a certes son refus de porter plainte, la présomption d’innocence qui fait qu’on se doit de garder la raison et de rester prudents. Pourtant, désormais, une enquête va avoir lieu puisque le parquet s’est autosaisi, une fois que l’hystérie collective retombe, Christophe Ruggia n’a pas été lynché en place publique, son éviction de la SRF est encore en attente comme le dit très bien cet article. Pourtant, si l’on peut s’étonner que la parole d’Adèle Haenel se fasse dans l’espace public et non dans celui de la justice, qui le croit-on est moins hystérisant, il a été de tout temps des paroles qui se sont écrites dans l’art et pas dans les tribunaux.
Et heureusement qu’il a aussi ce rôle de dire les choses douloureuses. Ne cherchons pas systématiquement à vouloir faire taire une parole sous prétexte que certaines auraient été faussées. Adèle Haenel se sent aujourd’hui légitime à parler et nous avons très envie de l’écouter, de la remercier pour ce courage, ce choix. Qu’on puisse lui dire et qu’elle puisse penser que cela serait un frein à sa parole est un véritable problème, comme une seconde violence. Sommes-nous prêts cependant à écouter réellement cette parole, à en faire quelque chose ou prétendons-nous le faire comme depuis deux ans et la naissance du mouvement « me too » ? Quand Zola écrit son « J’accuse » il le fait à l’encontre de toute question juridique, il le fait pour s’adresser à la société, pour la forcer à s’observer, à se questionner, à désigner les coupables certes, pas pour les détruire, mais pour les aider, eux aussi, à se reconnaître ainsi. Il en venait donc à parler de la société car lui aussi voulait remettre le monde « dans le bon sens » : « Quand une société en est là, elle tombe en décomposition », et c’était ça le véritable enjeu, pas l’accusation elle-même.
Alors écoutons Adèle Haenel, soutenons-là au nom de ses mots jamais violents, de sa pudeur, de ses prises de paroles publiques toujours mesurées, presque pétries d’excuses d’être-là, pleines de blancs, de trous, jamais dogmatiques.
Écoutons-là car nous l’avons regardée jusqu’à maintenant : ce grand corps puissant, brut, mais aussi fragile, souriant.
Je me souviens d’Adèle souriant à Pio Marmai en lui expliquant sur un schéma sur une nappe une histoire d’amour compliquée. Elle jouait Marianne il jouait Alex dans Alyah d’Elie Wajman.
Je me souviens d’Adèle répondant « bah… c’est moi » à un spectateur l’interrogeant sur la manière de construire la démarche de son personnage, sa gouaille dans Les combattants.
Je me souviens aussi d’Adèle alias Léa au milieu de toutes ses sœurs de cinéma dans L’Apollonide de Bertrand Bonello.
Je me souviens de sa stature forte et sincère dans La fille inconnue des frères Dardenne, de ce regard apaisant et droit.
Je me souviens aussi et surtout du regard porté sur Adèle par Céline Sciamma : quand elle la filmait dansant dans une fête d’ados dans Naissance des pieuvres, se dérobant déjà au regard de ceux qui voulaient la cataloguer ou quand elle l’observe s’émerveiller devant un opéra à la toute fin de Portrait de la jeune fille en feu. La connivence intellectuelle des deux artistes s’écrit ainsi. Et c’est ainsi que toute œuvre d’art devrait toujours se construire. Car dans Portrait de la jeune fille en feu, un personnage dit que c’est beau l’égalité, et lutte ainsi contre les questions de pouvoirs qui pourrissent les œuvres, leurs auteurs et ceux qui en deviennent les objets.
Espérons seulement que le sursaut vanté par tous les médias, le « moment Adèle », fasse plus qu’être une date mais soit un instant de réflexion réel, voire de reconstruction, pour remettre le monde du cinéma dans le bon sens !
Lettre ouverte à Adèle Haenel par Chris
Avec toujours ce fidèle mouvement de lèvres légèrement pincées et ces larmes au bord du gouffre que tu te refuses à laisser couler tout à fait Adèle, aujourd’hui, tu parles, plus fort et distinctement que jamais.
Adèle, si tu peux aujourd’hui amorcer une telle tribune et livrer ta parole d’une telle façon, c’est, comme tu le dis si pertinemment toi-même, par le biais du confort, de l’importance et du poids que te confère ta situation sociale. Ce confort de vie est la matrice du silence qui devient parole. Parole qui compte et que l’on entend. Car, parler, tu l’avais déjà fait, et même de cela dix ans en arrière, mais il était alors plus facile pour les récepteurs de taire cette confession et de revêtir les œillères si chères à notre société. Au contraire du temps présent, où, du fait de ta notoriété grandissante, il serait déplacé (question d’image, encore et toujours…), même pour les principaux protagonistes, d’ignorer de tels propos. Tu décris un acte en deux temps, une prise de conscience de ce qui a été vécu d’abord, un devoir d’agir ensuite pour « abriter mes sœurs ». Quelle phrase sublime Adèle… Tu places la sororité au cœur de ton combat, tu veux éclairer « le fond de la scène », prendre la main de tes sœurs inconnues qui partagent ta souffrance sourde. Et, dans ce combat, c’est bel et bien ta notoriété même, ta place sociale qui fait que tu n’as rien à gagner, mais tout à perdre.
Qui est cet homme qui, aujourd’hui que vos rôles se sont inversés (la puissance a changé de camps pour ainsi dire), ose dire qu’il t’a « découverte », qu’il t’a faite si je comprends bien ? Qui est-il pour se prétendre élément déclencheur de ton talent, de ta force et de ton importance ? On ne « fait » pas les autres, on se fait soi-même, toujours, forcément. Il y a, que ce soit au cinéma ou ailleurs, des êtres qui se construisent et donc des destinées qui se croisent, s’épaulent et font un bout du chemin ensemble. En cela, cet homme ne t’a pas élevée que je sache ? Il est peut-être l’un des premiers à avoir perçu ton talent, certes, mais pas celui qui l’a placé dans tes tripes, ça non, personne d’autre que toi ne l’a fait chère Adèle.
Un autre des points qui fait la pertinence de tes paroles est la réflexion que tu exprimes quant à la culture du viol, et, plus globalement, de la représentation des femmes au sein du septième art. Le Male Gaze que celui-ci véhicule depuis toujours est une réalité, un sombre fait. C’est lui qui fait, qu’aujourd’hui, un film comme Portrait De La Jeune Fille En Feu soit en tout premier lieu défini par son regard féminin, et que nous (en particulier en tant que femmes nous-mêmes) en soyons soulagées, comme enfin libérées d’un poids. Nous sommes en 2019 et nous sommes surprises d’être enfin face à un film qui aborde notre point de vue ! Surprises, l’espace de deux heures, de ne pas être objectifiées, aliénées, déconsidérées, que le statut de muse n’est pas un statut passif ! Bien évidemment que je grossis le trait, car toi comme moi savons que d’autres cinéastes ont déjà tenté de mener ce combat, mais le fait est que ces actions restent remarquées, car exceptionnelles, et c’est là tout le fond du problème. La question est la même pour la représentation du viol, et plus précisément de la pédo-criminalité. Quelle n’est pas aussi notre surprise, pas plus tard (enfin ça l’est bien assez !) que l’année dernière, de découvrir le sublime Les Chatouilles d’Andréa Bescond et de se dire « tiens, c’est vrai que peu de films représentent aussi frontalement la violence et le traumatisme du viol d’un enfant ». De voir que, comme tu le dis si bien, les monstres n’existent pas. En tout cas, les monstres ne violent pas, les « humains », si….
Adèle, ta prise de parole est une détonation (que j’espère énorme et pérenne) au sein de l’omerta monstre qui règne au sein du cinéma français quant aux faits d’agressions sexuelles. Tu pousses, de la seule force de tes bras, jeunes encore, le couvercle solidement vissé par toute une industrie sur l’innommable des actes dont même la justice ne fait pas (ou trop peu) cas. Ah, qu’elle est belle cette grande famille de cinéma, solidaire et taiseuse, qui se serre les coudes, se renvoie la balle et ignore les fautes impardonnables de ses confrères. Qu’ils sont beaux ces artistes et techniciens qui font l’image mais se cachent eux-mêmes les yeux. Qu’elle est belle cette justice, qu’il est beau ce peuple, qui font du statut de l’artiste, un alibi en lui-même.
Adèle, très chère Adèle, tu nous parles, tu leur parles, tu me parles, et c’est donc tout naturellement, de ta force seule, que découle le besoin de t’adresser cette lettre ouverte. Car oui Adèle, tu es entendue, la preuve en est que l’on te répond aujourd’hui, faisant fi de l’impartialité et de l’objectivité qui devrait être la nôtre en tant que journalistes, car, et c’est je crois la base même de ta pensée, nous sommes des humains avant tout, qui devons prendre le temps de se regarder les uns les autres. Ton regard, je l’ai moi-même croisé, en août de cette année, à l’occasion d’une interview, puis de petits moments volés, où ton intelligence n’avait d’égal que la force de ton rire magnifique. A ce moment-là, tu nous confiais te plonger plus que jamais dans les écrits et pensées féministes, avec la rage silencieuse d’agir je crois. Quel chemin parcouru depuis ces mots Adèle. Tu n’es plus Héloïse, tu es Marianne. Notre Marianne.