Lors du Festival du Film Francophone d’Angoulême, Le MagDuCiné a eu la chance de rencontrer deux éclats de femmes dont la lueur étincelante brûle jusqu’au fond des yeux. Bien qu’ayant frôlé l’embrasement, nous avons pris le temps de retranscrire, avec une passion non dissimulée, cet entretien avec Noémie Merlant et Adèle Haenel, qui se partage l’affiche de cet objet rare qu’est Portrait de la Jeune Fille en feu, et qui rejoindra nos salles le 18 septembre…
Entretien réalisé par Chris Valette et Gwennaëlle Masle
Dans le film, il paraît évident de dire que les corps ne font « que » se frôler, tandis qu’il s’opère une véritable fusion des âmes. En tant qu’actrice, comment appréhende-t-on cet équilibre entre les deux ?
Adèle Haenel : Je ne sais pas si je vais bien répondre à la question, mais je crois que c’est juste une question d’articulation au niveau du jeu. Enfin, là je parle pour moi et Noémie pourra aussi compléter avec son ressenti. Mais, il y a une forme de choc émotionnel de la rencontre et ce sentiment amoureux se déploie dans le temps. Du coup, par rapport à ça, se pose la question de « comment rencontre-t-on quelqu’un ? », « qu’est-ce que cela veut dire ? ». Et la plupart des comédies romantiques vont faire l’impasse sur ce truc là en disant « on tombe amoureux, c’est tout… » et on se demande alors « mais ça veut dire quoi de tomber amoureux de quelqu’un ? Quel type d’amour invente-t-on ? ». C’est-à-dire que, dans chaque relation, dans chaque histoire d’amour, on invente l’amour finalement, presque en tant que sentiment… Ce n’est pas juste une fatalité, c’est quelque chose que l’on déploie. Et je pense que le film explore cela, donc j’ai essayé de construire un personnage dont le trajet serait un trajet de « réchauffement », ce qui implique des techniques de jeu un peu différentes. Au départ, on construit un personnage très retenu, froid, quasiment hiératique (pour cela, je me suis dit que c’était une phase un peu japonaise, avec cette idée des masques), puis on ramène, petit à petit, des fêlures, un rapport plus spontané à la pensée, des émotions plus intenses, etc… au fur et à mesure du film. Donc, comment ai-je abordé la chose en tant qu’actrice ? Je l’ai abordée en me demandant comment déployer une émotion dans le temps et je pense que cela passe par une forme de frustration et de ralenti au départ, pour ensuite monter en intensité. Et, au niveau du plaisir même du jeu, dans toutes les scènes dialoguées, il y avait quelque chose de quasiment sportif à essayer de surprendre l’autre dans une intention qui ne serait pas celle qu’on aurait immédiatement pensé avoir, et de voir comment l’autre réagit. C’est donc un mélange entre une structure plus globale et une façon individuelle d’aborder les scènes comme des matchs de boxe !
Noémie Merlant : Je reprends sur ce que tu dis à la fin, sur cette histoire d’amour qui est intense, mais malgré tout très sobre. On s’effleure et c’est justement jouer sur la frustration comme tu dis… Inventer cette histoire avec des rythmes différents qui se déploient, tandis que tout se base sur cette chose qui n’est pas consommée tout de suite justement. On joue sur la distorsion du temps. Et c’est ce qui est jouissif parce qu’elles deux jouent autant que nous, en tant qu’actrices, on joue aussi et on s’amuse avec tout ça.
Adèle Haenel : Oui ! Et aussi, vous dites que les corps ne font que s’effleurer, mais je crois que le film essaie également d’inventer un rapport différent, ou en tout cas d’explorer un érotisme qui lui serait particulier. On a souvent entendu (en interviews, etc…) qu’il n’y avait pas de sexe dans le film, alors que la question c’est juste « comment invente-t-on des images ? », « comment crée-t-on un érotisme qui n’est pas standardisé ? »…
Comment l’on suggère plutôt que l’on montre en fait ?
Noémie Merlant : Oui, voilà.
Adèle Haenel : Oui, en tout cas, on suggère, on invente… Et ce plaisir de l’imagination, ce plaisir presque farceur, presque ludique, de faire des choses qui seraient de « nouvelles images érotiques », ça fait partie de la sensualité du film.
Nous avons aussi une question par rapport à votre relation. Car, si ce sont deux personnages qui se frôlent, votre complicité à vous, en tant qu’êtres humains à part entière, a dû être assez impressionnante car ce sont des scènes qui demandent de donner énormément à l’autre…
Adèle Haenel : Je crois qu’en ça, je vois le moment du tournage comme un moment de vraie rencontre. C’est-à-dire qu’avec Noémie, on ne s’est jamais regardées dans les yeux en se disant, « tu sais, moi je suis comme ça, et comme ça… ». C’est juste qu’à un moment on se retrouve sur le plateau, dans l’action et qu’on découvre qui on est respectivement comme ça… Donc je dirais que ce n’est pas tant qu’on avait une complicité incroyable, on avait juste, je pense, beaucoup de respect. Ce n’est pas un mot très dynamique, mais il y avait quelque part une confiance mutuelle. Puis on vit quelque chose qui est vraiment un « jeu »…
Noémie Merlant : On était sur la même longueur d’onde par rapport au travail. Et justement le travail passait par une vraie concentration, un vrai don et en même temps, l’importance de s’amuser, d’oser s’emmener ailleurs, ou d’essayer du moins. Donc je pense que ça s’est fait assez simplement là-dessus…
Adèle Haenel : Oui et puis, en plus, le fait de se rencontrer comme ça, sur de l’improvisation, je trouve que c’est finalement une façon super juste de se rencontrer parce que ce n’est pas tant que l’on découvre l’autre, c’est aussi que l’on se découvre soi-même dans une nouvelle configuration, et du coup c’est exaltant ! Puisqu’on a une vision de soi-même assez dynamique et que, d’un coup, on est poussé à inventer parce que l’autre a « une forme » que l’on n’avait pas envisagée. C’est ça qui rend le truc exaltant, ce n’est pas juste la rencontre de l’autre, c’est aussi une version dynamique de soi.
Noémie, le film se base sur le point de vue de votre personnage (celui de Marianne) qui en dit d’ailleurs même le titre. Se prépare-t-on différemment à incarner un personnage dont l’histoire sera vue par ses yeux justement ?
Noémie Merlant : En fait, il y a eu une préparation un peu « technique », dans le sens où j’ai essayé de travailler le plus possible sur le peintre, sur ses gestes, sur son rythme, et surtout sur son regard. J’ai travaillé justement avec Hélène Delmaire (qui a réalisé les peintures du film) et ce qui m’a frappée, ce dont elle m’a parlé en premier, c’est le regard. La manière dont on regarde la personne qui est peinte. Elle a un regard qui traverse, qui transperce, et en même temps qui est complètement détaché, en distance… J’ai essayé de beaucoup travailler là-dessus mais après, on n’a pas eu de répétition. J’ai aussi justement beaucoup regardé le regard de Céline, la manière dont cette femme réalisatrice nous regarde, comment elle compose avec ses actrices, sa vision… Quand j’ai vu son regard intense, j’ai l’impression qu’elle avait beaucoup de réponses mais qu’elle allait en même temps chercher les réponses chez les autres ! Du coup, je me suis beaucoup inspirée de ça. Et j’ai créé le personnage au fur et à mesure de la rencontre. La rencontre avec Héloïse, la rencontre avec Adèle. Justement, comme tu le dis Adèle, souvent tu « m’envoyais une balle », et tu me l’envoyais à chaque fois d’une manière différente. Elle venait un peu me perturber justement dans le « côté Marianne » de cette peintre qui est très volontaire, très curieuse, qui se cherche et qui pense savoir qui elle est. Mais elle se rend compte avec Héloïse qu’elle ne le sait pas. Héloïse va beaucoup l’ébranler, et elle va se trouver en tant que femme, en tant qu’artiste grâce à elle. Et même moi, en tant que comédienne, en tant que femme, il y a beaucoup d’échos. Même sur mon jeu. Peut-être que j’ai un peu l’impression de tout savoir assez facilement et en fait, non ! C’est ça qui est bien, c’est ça qui est intéressant, c’est qu’on travaille avec d’autres personnes (Céline, Adèle…) et qu’on se rend compte qu’il faut aller plus dans la retenue par exemple… Je découvre d’autres choses en tant que comédienne et j’ai l’impression, petit à petit, d’avancer, de me rapprocher d’une « vérité »…
Puis, comme on le disait, non seulement vous jouez une artiste, mais vous-même en êtes une… Il y a cette idée, plus que « simplement jouer sa partition », de jouer un personnage qui lui-même crée à l’intérieur de l’œuvre, comme une forme de « double création »…
Noémie Merlant : Complétement, oui.
Adèle Haenel : Je voulais aussi rebondir sur un autre truc par rapport au personnage de Marianne. C’est un personnage que l’on peut considérer comme « chanceux » à l’origine. C’est-à-dire que, dans un monde où les femmes étaient quand même très rarement autorisées à vivre la vie qu’elle vivait (être célibataire, vivre de son art, etc…), elle, elle a la chance de l’être ! Sauf que, quelque part, comme elle a cette chance là, elle se sent quand même redevable de valider le système qui lui donne justement cette chance là… Ce qui veut dire qu’elle ne peut pas être dans une révolte pure face à un système patriarcal qui, pourtant, écrase majoritairement les femmes. Donc, cette position hybride, un peu transfuge, où elle est une femme tout en vivant une condition qui serait quasiment celle d’un peintre homme, à la fois, l’autorise à faire et à la fois l’aveugle puisqu’elle se sent obligée de protéger le système global et de ne pas l’attaquer directement vous voyez… Enfin, moi je trouve que c’est un chemin qui est complexe en tant que femme artiste par exemple. C’est difficile, il faut aussi admettre que le système qui nous permet de vivre est en même temps celui qui méprise absolument notre féminité, notre regard.
En fait, on a au départ l’impression qu’elle a une grande forme de liberté, puis l’on comprend vite que ses dessous révèlent en réalité une sorte de « cage dorée », un aspect très contraignant de cette liberté…
Adèle Haenel : Oui ! Oui, puis c’est aussi quelque part une façon de dompter… Enfin, ce n’est pas une façon de le dompter, c’est qu’il se trouve que le mode de vie de Marianne n’est pas une révolte. En tout cas, telle qu’elle arrive au début du film, elle n’a pas conscience de son oppression. C’est aussi une façon d’absorber la révolte possible des femmes. Et je trouve que dans le film, même si c’est juste abordé, moi j’ai tendance à politiser les choses parce que le film a vraiment un geste artistique… Mais ça ne le dissocie pas d’un contexte politique. Et je me dis qu’il y a quand même une grande partie des options pour les femmes qui sont abordées dans le film. Des options de révolte actives, pas passives, avec la position de Marianne comme je vous le disais, la position d’Héloïse, qui dit en quelque sorte : « Oui je contribue, mais je vous emmerde ! Vous ne saurez jamais qui est derrière le masque.», d’où ce côté hiératique au départ dont je vous parlais par rapport au jeu, ce qui était pour moi une façon de dire « je suis dans le système sans jamais que ma transcendance soit impliquée dans le système. Vous m’avez « chosifiée » ? Eh bien vous n’aurez jamais que l’objet, vous n’aurez pas la personne. », et puis, la troisième option, c’est carrément le suicide. C’est la version qu’on effleure en disant simplement que la sœur d’Héloïse s’est jetée du haut de la falaise alors qu’en fait c’est bien cette troisième option qui dit « Puisque ce monde veut de moi en tant qu’objet, et non de personne, et bien je le quitte… ».
Jardins du Mercure, 22 août 2019.