Avec En Liberté ! Pierre Salvadori signe une comédie sans dessus dessous et surtout très drôle. Elle est décrite par beaucoup comme « la comédie de l’année 2018 », au même titre, tiens tiens, qu’une autre comédie sortie une semaine plus tôt, Le Grand Bain de Gilles Lellouche. Il n’en fallait pas moins pour que l’on s’interroge sur l’humour au cinéma, plus particulièrement français, ces dernières années.
Le film de Salvadori, disons-le d’entrée de jeu, est une petite pépite de bout en bout. Sans se prendre la tête, et en acceptant de mettre le monde sans dessus dessous, En Liberté ! nous fait rire et ça fait du bien sans se forcer. Sa force ? Regarder le monde à travers les grands yeux ouverts, et sans jugement, de son actrice Adèle Haenel que l’on n’attendait pas forcément ici. Quoique, elle avait déjà illustré ses talents de comédienne comique dans Les combattants. Mais ici, elle prend tellement plus de plaisir à jouer une fausse naïveté qui s’avérera être une grande force de caractère que ça en devient aussi un pur plaisir pour le spectateur. L’actrice disait elle-même il y a quelques semaines, lors d’une table ronde au Forum des images à Paris, que la joie de la comédie résidait dans la capacité à se sentir comme dans un cartoon, à pouvoir réinventer un monde à sa façon, à lui faire dire et faire n’importe quoi. C’est ce non-sens permanent qui fait la force du film, tout comme il parcourt parfois les scènes les plus réussies du Grand bain. Ce dernier s’égare quand il est un poil trop terre à terre ou rationnel dans son récit du quotidien de ses personnages principaux. Ainsi, si Le Grand bain, comme le suggère la voix off en introduction et conclusion du film, tente avec classe de faire rentrer un rond dans un carré et inversement, En Liberté ! serait le film qui fait exploser le carré pour y faire rentrer le rond, quoi qu’il arrive et sans se préoccuper de la morale. Ainsi, on rit franchement parce que la terre est laissée en friche, point de désir pour le réalisateur de revenir à la normale. Le monde n’a pas de sens, c’est le plus souvent un foutoir pas possible, le film l’accepte et se refuse à une résolution bien pépère. Il n’y a qu’à voir cette scène absurde où, sous une voiture, les deux protagonistes discutent alors que la rue est en flammes, l’un ne se supportant plus et l’autre le soutenant malgré l’échec assuré d’une entreprise, d’un duo surtout, plus que bancals. Ici, les personnages ne sont pas ensemble parce qu’ils ont quelque chose de plus grand qu’eux à accomplir, mais par nécessité de survivre, de trouver une place dans une société qui les a éjectés sans crier gare.
Rire et morale ne font pas bon ménage
Si l’on prenait un contre-exemple objectif à ce fil, Dany Boon serait parfait dans cet exercice. Ainsi, avec La Ch’tite famille, il propose une œuvre comique qui parfois fait tendrement sourire (terme sur lequel il sera utile de revenir plus tard dans cet article). Or, la différence est qu’il semble vouloir absolument résoudre sa situation comique, son non-sens et lui donner du sens en s’appuyant sur une fausse valeur refuge : la famille. Ainsi, chez les Ch’tits, on se réconcilie en chantant du Johnny et on abolit les différences, qui pourtant avaient pu être un « puissant » ressort comique. Il n’y a donc plus tellement d’intérêt à avoir osé les pires blagues puisque la fin du film semble nous remettre à notre place et nous dire rien de moins qu’aimez-vous les uns les autres. Au contraire, En Liberté! a l’audace d’assumer que parfois les pires associations donnent de belles rencontres et de refuser une philosophie du bonheur à coup de « deviens qui tu es ». C’est d’ailleurs sur ce paradoxe qui pousse à s’affranchir des codes pour finalement entrer dans un moule que s’était appuyé Thomas Cailley pour l’écriture des Combattants. En effet, à l’époque de la sortie du film « deviens qui tu es » était, plus ou moins, le slogan de l’armée. Et pour le réalisateur ce fut un point de départ à un récit complotiste, carrément barré, et qui finit par être une prophétie autoréalisatrice qui ne propose rien d’autre que d’accepter le chaos et de jouer avec. Thomas Cailley déclare ainsi à propos de la genèse de son film, toujours lors de la table ronde autour d’Adèle Haenel citée plus haut, » j »étais moi-même en train de choisir ma vie et j’avais d’un côté cette injonction au bonheur, cette société qui me dit « il faut absolument devenir soi », et de l’autre cette espèce de discours, qui est là depuis que je suis né, de la fin de tout, de l’économie, de la couche d’ozone comme de la Terre, et il y avait donc cette réunion des deux, une sorte de « sois heureux mais vite », qui a donné le début du projet ». Avec ce regard sur son film, le réalisateur donne à peu près ce qui préside à une bonne comédie : donner l’impression de se moquer du discours ambiant et aller à l’encontre.
Savoir sortir du cadre
Refuser donc d’entrer dans le carré, peut-être même tourner en rond qui sait, à l’instar de The Square qui disait « ceci est une zone de confiance et de bienveillance, en son sein nous avons tous les mêmes droits et les mêmes devoirs » pour mieux en détruire l’idée. Il montrait en effet à quel point, malheureusement, la vie va souvent à l’inverse de cela. Mais bizarrement les réalisateurs ont pour leurs personnages une tendresse et une bienveillance indépassables. On a ainsi beaucoup d’affection pour le personnage de Pio Marmai dans En Liberté !, qui a vu sa vie basculer et qui fait franchement n’importe quoi quand il revient. Sa compagne ne semble pas le voir et veut recréer une forme de perfection illusoire, visible dès le début quand elle demande à son ex-détenu de petit ami de franchir plusieurs fois la porte comme si c’était la première fois pour créer un retour parfait, en apparence. Pas besoin après ça de dire, c’est bon, nous avons fait n’importe quoi, revenons dans le carré, faisons croire que tout va bien, résolvons notre situation chaotique. »Par le rire, on peut tout dire. Le problème, c’est qu’aujourd’hui, au cinéma, on ne dit plus rien en se perdant soit dans les mots soit dans les gags ou dans les deux à la fois. La satire politico-sociale n’a pas le vent en poupe. Il y a pourtant largement matière à rire des absurdités et des injustices de ce monde. « , explique un article du sire agitateur.org qui s’indigne lui aussi du moralisme ambiant de certaines comédies. Or, cela résume assez bien l’idée qu’avec des films comme La Ch’tite famille on ne rit plus contre quelque chose pour se défouler, des travers d’un monde qui vacille, mais on rit de certaines communautés, de certaines personnes, afin de les stigmatiser, de refuser qu’elles puissent évoluer. Et on fait croire qu’en restant bien au chaud dans ces idées reçues on peut les réunir, ce qui sonne faux. Il faut verser une larme après avoir rit pour penser qu’on sourit tendrement (alors qu’il n’y a aucune tendresse dans la description des personnages tous plus bêtes les uns que les autres), qu’on se moque pour enrichir des valeurs. Or, le rire n’est pas fait pour porter des valeurs mais pour en dénoncer les travers.
En résumé, En Liberté ! n’est peut-être pas la meilleure comédie de 2018, pas plus que Le Grand bain. Ce dernier, sous des habits comiques est aussi un grand film malade de son époque, épousant la dépression ambiante de ceux qui n’adhèrent pas au monde tel qu’il est aujourd’hui fabriqué de toutes pièces. Peut-être aussi que Salvadori nous fait rire parce qu’il ne cherche pas à le faire vraiment, mais à raconter des alliances, des personnages à côté de la plaque. Et surtout parce qu’il construit ses plans pour en faire de savoureux moments de cinéma. On pense notamment à la scène où Adèle Haenel observe Pio Marmai en train de fumer à travers un sac en plastique sur sa tête, la fumée lui sortant donc par dessus le crâne. Un moment de déchirement pour elle, un pur moment comique pour nous.
En Liberté ! a le mérite de créer le chaos et d’accepter de ne pas en sortir pour mieux nous dire combien il est violent parfois de sortir du cadre. Or, cela est souvent plus que nécessaire pour regarder le monde les yeux grand ouverts, comme Adèle Haenel sur l’affiche du film. Tout cinéphile voudrait à tout jamais le faire grâce aux films qu’il découvre et qui permettent pourquoi pas de « voyager de l’autre côté de la vie », comme l’a si bien dit Leos Carax.
En Liberté ! : Bande annonce
En Liberté ! : Fiche technique
Réalisateur: Pierre Salvadori
Scénario : Pierre Salvadori, Benoît Graffin, Benjamin Charbit
Interprètes : Pio Marmai, Adèle Haenel, Audrey Tautou, Damien Bonnard, Vincent Elbaz
Musique : Camille Bazbaz
Photographie : Julien Poupard
Montage : Isabelle Devinck, Julie Léna, Géraldine Mangenot
Producteurs : Philippe Martin, David Thion
Société de production : Les Films Pélléas
Distribution : Memento Films Distribution
Durée : 108 minutes
Genre : Comédie
Date de sortie : 31 octobre 2018
France – 2018