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Crédit : ALEXANDRE GUIRKINGER POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

Interview : Céline Sciamma « Ils ne savent pas voler, elles, elles savent. »

À l’occasion du Festival du Film Francophone d’Angoulême, Le MagduCiné a rencontré la cinéaste française Céline Sciamma, l’occasion de parler d’amour, de souvenirs, de femmes, de cinéma et donc de son dernier chef d’oeuvre qui sort le 18 septembre, Portrait de la jeune fille en feu.

Jardins du Mercure, 22 août 2019.

On sent l’évolution de votre cinéma, Naissance des pieuvres, Bande de filles, Tomboy c’étaient des films sur l’adolescence, l’enfance, la construction de soi dans une époque vraiment contemporaine, là vous passez à l’âge adulte dans une époque différente, ancienne. Qu’est-ce que ça dit de vous et de votre évolution en tant que réalisatrice ?

Il y avait vraiment le désir de faire un film avec justement des personnages qui auraient 30 ans et donc des actrices professionnelles, parce que c’est ça la vraie différence, et de parler d’un amour vécu, de dédier un film même à la question d’une histoire d’amour. Une histoire d’amour adulte, vécue, dialoguée, et c’est vraiment ça pour moi qui démarque le film des précédents plus que le fait qu’il soit situé dans une autre époque ou du film dit en costume parce que sinon je n’ai pas trouvé que ce soit un travail si différent que ça. Les enjeux de nouveauté c’est vraiment, mise à part des nouvelles collaborations, des enjeux d’écriture qui étaient plutôt nouveaux avec un film plus dialogué, une double temporalité dans le film et puis l’intimité de personnages adultes, oui ça c’était le quai sur lequel le bateau du film naviguait.

C’est un choix qu’on trouve magnifique mais pourquoi avoir remplacé le carton titre traditionnel par la prononciation du titre de la part du personnage de Marianne ?

De toute façon, l’idée n’a jamais été un carton titre traditionnel. Normalement, il était écrit qu’elle s’avançait vers le tableau, qu’elle disait « Retournez le », qu’elle retournait le tableau, et derrière il y avait une petite étiquette qui était le titre du film. Donc dès le départ j’avais envie d’intégrer le titre à l’histoire et puis il y avait cette idée de retour qui parcourt le film même si je ne veux pas divulgâcher. Et puis en fait, une semaine avant le tournage de cette séquence qui est intervenue vraiment à la fin du tournage, quasiment dans les derniers jours, j’ai eu cette envie qu’elle le dise. J’essaie de faire confiance à mes excitations, c’est d’ailleurs plutôt le conseil que j’essaie de donner à des jeunes scénaristes ou réalisateurs.rices, c’est de faire confiance aussi à ça, à ce qui vous emballe un peu. Cette idée je la trouvais nouvelle et déjà ça, c’est une bonne sensation. Je l’ai même mis dans la bande annonce.

Il y a la notion d’éternité qui traverse le film. Comment on dirige les actrices pour leur faire comprendre que chaque geste, chaque phrase doit sonner éternellement ? Qu’est ce qu’on dit à ses actrices pour qu’elles arrivent à sortir ça, bien qu’on doute pas de leur talent mais la direction d’actrices est aussi essentielle.

C’est vrai que dans le cinéma, quand on fait des films, il y a ce sentiment de pur présent, d’être soumis beaucoup à la météo au sens large, effectivement la vraie météo mais aussi l’humeur, l’atmosphère, la fatigue, c’est très très matériel le cinéma. C’est du collectif donc c’est soumis à beaucoup d’aléas et en même temps, il y a ce rapport à l’éternité, c’est à dire à quelque chose qui a un moment, qui va rester. C’est une tension dont on a conscience, c’est pas une tension que j’agite dans la collaboration avec les actrices, c’est pas une pression que je mets, celle de ce qui va rester. Le film parle de ce qu’il reste mais c’est plus d’une éternité vivante c’est à dire qu’est-ce qu’on va en faire. Et ça, ça peut avoir plusieurs visages dans le temps et je crois que les films peuvent avoir ces plusieurs visages, on compte beaucoup là-dessus parce qu’on n’est pas toujours entendues ou comprises sur le moment. En tout cas, c’est pas une tension du jeu pour moi, c’est plus une tension de l’écriture, de la cohérence du projet. On cherche et donc même si on a des idées très précises de ce que l’on cherche, ça reste très vivant sur le moment.

On est dans des architectures de pensées, comment deux architectures de pensées se rencontrent et finissent par créer une langue et c’est la langue du film.

Rien qu’après le premier visionnage, il y a des phrases qu’on connaissait déjà par cœur, c’est quand même très rare surtout que c’est un langage assez soutenu…

C’était le plaisir d’écrire des dialogues et pour ça, le vouvoiement, qu’on soit dans une langue du passé même si finalement elle est assez peu ornementale, assez peu littéraire, elle ne surjoue pas ça, c’est quand même une langue qui reste assez droite. Il y a peu de séduction dans la langue c’est plus de la séduction dans l’échange et j’avais vraiment à cœur de les mettre au centre d’un échange intellectuel où il n’y aurait pas de domination de l’une par l’autre et donc une forme de surprise possible permanente. Je crois que c’est ce qu’il va se passer pour le spectateur et ce sont ces conditions-là aussi qui font qu’il y a une empreinte du dialogue parce que c’est un vrai dialogue, ça se répond, on n’est pas dans de la punchline. On est dans des architectures de pensées, comment deux architectures de pensées se rencontrent et finissent par créer une langue et c’est la langue du film ; finalement le spectateur se met de plus en plus à parler la langue du film. Quand je dis la langue du film ce sont les dialogues, mais c’est aussi le montage, le rythme, les échos, les rituels parce que c’est un film qui se passe quasiment dans une seule pièce, on revisite des situations et une montée en puissance du rapport entre les deux personnages qui, j’espère, est impactant. Le film est vraiment conçu comme une expérience et il a la volonté de regarder ses personnages comme des sujets, toujours, jamais comme des objets et aussi de créer un spectateur actif. Puis on partage l’expérience de femmes, c’est extrêmement rare aussi et c’est la rareté de ça qui peut être bouleversante parce qu’à la fois on est comblées et puis on réalise aussi ce qui nous manque, ce qui nous a manqué. Le film est vraiment conçu aussi pour combler des images manquantes, des sensations manquantes qui sont nôtres.

Par rapport au mythe d’Eurydice, le film a été construit pour l’illustrer ou c’est l’inverse et vous avez ajouté le mythe au film ensuite ?  Le passage qu’Adèle lit, ce n’est pas vous qui l’avez écrit, c’est le mythe original ? 

C’est l’une des traductions d’Ovide, c’est le mythe d’Orphée, j’aime que vous disiez le mythe d’Eurydice parce que de fait, c’est son point de vue mais non non c’est vraiment le texte d’Ovide. Le mythe est venu très tardivement dans l’écriture, c’est même la dernière chose que j’ai conçue et qui, d’un coup, est devenue un peu transversale mais c’était ma dernière passe d’écriture sur le film et c’est sans doute d’ailleurs pour ça que j’ai pensé qu’il était achevé dans sa forme scénaristique. Parce que le mythe permettait de créer la fusion, la contagion entre les deux temporalités du film : la chronique d’un amour au présent qui naît, et puis le souvenir d’un amour. La contagion, le fantôme, tout ça s’est appuyé sur le mythe, ça permettait de boucler, de trouver la fin du film.

Un autre motif très important dans le film, c’est celui du regard. Qu’est-ce que ça représente pour vous parce que c’est à la fois partie intégrante du film et partie intégrante de la façon dont le spectateur voit le film ? C’est aussi la base du récit et de cette relation.

C’est un film sur le regard au sens où l’enjeu dramaturgique c’est de regarder quelqu’un d’autre, l’enjeu scénaristique c’est le regard. La tension du pitch c’est même « vous allez devoir regarder et peindre quelqu’un en secret » ensuite ça devient officiel et donc ça devient un enjeu amoureux. Aimer c’est regarder et être regardé et puis c’est l’enjeu d’une politique du regard. Le film est un manifeste du female gaze et il interroge notre regard à nous spectateurs et aussi notre culture du regard. Tous mes films sont un peu l’histoire de quelqu’un qui regarde, mes personnages principaux sont toujours des observatrices et en plus il y a le regard de Noémie Merlant qui est une qualité, un talent. Il y a mon regard bien sûr aussi et celui de ma cheffe opératrice Claire Mathon. Quand à Cannes, j’ai été distinguée, c’est surtout ça dont j’avais envie de parler, cette ronde de regards, ce relais très joueur, très méta par moments où on ne savait plus qui regardait qui. Noémie regardait Adèle, Noémie me regardait la regardant, elle pouvait s’appuyer sur mes regards comme des indications de ce que c’est que de regarder une actrice, un modèle. On s’est beaucoup amusées avec ça aussi et fait confiance.

Nos amours perdus sont la condition de nos futurs amours, de nos futures curiosités

L’autre motif, on en parlait tout à l’heure, c’est les souvenirs, la sensation d’éternité parce que le film dure même après sa fin. La page 28 c’est purement du souvenir et quel rapport vous avez avec le fait même de se souvenir ? Des amours passés, de ce qu’on a vécu.

De mettre le souvenir dans une question de dynamique et c’est vrai que la fiction s’autorise ça. Le film raconte une ambition, une politique de l’amour, du souvenir, de l’empreinte. En disant que les amours achevés sont des amours vécus donc des amours reçus donc dans la place que ça fait, dans l’empreinte qu’il y a. Dans l’absence il y a de l’empreinte et cette absence, elle va se remplir d’autres choses, nos amours perdus sont la condition de nos futurs amours, de nos futures curiosités. C’est l’idée que dans le cœur qui se brise, il y a un cœur qui s’ouvre. C’est un poème de de Mary Oliver que je vous conseille vivement de lire et qui dit ça et je trouve que ça parle bien du film. Un cœur qui s’ouvre pour le reste du monde.

Ce qui est très intéressant aussi et très fort c’est que dès le départ, on sait qu’elles ne finiront pas ensemble mais ça demeure une rencontre éternelle qui est délimitée dans le temps. Même si elle n’est pas délimitée dans le souvenir que ça représente. 

Exactement. C’est l’idée d’un amour qui émancipe, c’est l’idée de Titanic en fait. Je le dis pas comme une anecdote mais c’est le film d’amour qui a fait le plus d’entrées dans l’histoire du cinéma, et donc c’est cette philosophie là aussi qui touchait les gens. L’idée que cet amour positionné dans le temps, dans un huis clos, un bateau comme une île, il va émanciper cette femme. C’était je crois le truc très très singulier du film déjà à l’époque. Même si évidemment il y a la tragédie et qu’on est tous à discuter s’il y avait suffisamment de place sur cette porte, l’émancipation elle est individuelle. En tout cas pour moi c’était quelque chose qui comptait.

Quand vous avez reçu votre Prix du scénario à Cannes, bon c’était quand même un scandale que vous n’ayez pas eu plus (rires), vous avez dit que vous ne vouliez plus écrire mais enfin pourquoi ? (rires)

J’ai dit que je mettais fin à ma carrière de scénariste plutôt comme une boutade, en fait c’est plutôt à ma carrière de co-scénariste. J’ai évidemment envie d’écrire toute ma vie mais c’est vrai que ça fait un certain temps que je n’ai pas écrit pour les autres et je ne compte pas le refaire. J’ai mis 5 ans entre mes deux films, c’était 5 ans où j’ai aussi travaillé pour les autres et c’était passionnant. Mais j’ai toujours très envie d’écrire oui oui, attendez en plus là on m’a donné confiance (rires), je vais pas m’arrêter là.

Ce qui est fou aussi c’est l’unité qui se dégage du film. Quand on a vu le film à Cannes, c’était clairement la Palme d’or partagée entre vous 3. On voyait pas la chose autrement, même s’il n’y avait eu que l’interprétation, on se serait dit mais et Céline Sciamma, et réciproquement. C’est fou d’avoir créé une unité pareille. 

Tant mieux, c’est en tout cas totalement comme ça qu’on l’a vécu. Je crois que de toute façon les films transmettent aussi la façon dont ils ont été pensés, faits, vécus. Le plaisir qu’on a pris à les faire, l’épanouissement qu’il y a dans les collaborations, c’est l’avantage de vieillir, on est toujours plus au cœur des autres, prêts à accueillir, recevoir, collaborer toujours plus fort. Et le film est assez exemplaire de ça.

Il y a une question qu’on n’a pas pu poser à Noémie et Adèle mais la scène du baiser est un moment clé du film, presque charnière de deux tons assez différents. Est-ce que quand vous avez pensé l’histoire du film, le noyau central était cette scène ? On sent clairement un avant /après dans le film, y-a-t-il eu ces deux phases aussi dans votre écriture ?

En tout cas, c’est une scène de baiser qui intervient très tardivement, on est à 1h20 du film. C’est complètement pensé comme une tension et puis finalement c’est vrai qu’après le film cavale. C’est un point de bascule ensuite dans le rythme où il y a quelque chose d’implacable et puis aussi un vide qui se fait. Même au son, on est dans une espèce de silence d’un coup. Il y avait la volonté de créer une écoute, qu’il y ait une très grande tension. Donc oui je pense que c’est un point de bascule dans le film, aussi parce que c’est un point de bascule spectaculaire, il y a cette scène avec le feu, les chants, le chœur des femmes qui les accompagne dans ce mouvement. Rien ne sera plus jamais comme avant ensuite. Le film bascule dans une radicalité du temps.

Et puis ce n’est pas que ce moment central, c’est l’enchaînement de ces scènes là. Les bras, le feu… 

C’est vrai que c’était conçu, pensé, dès le départ. Ça a toujours été à l’écriture ce point là, c’est pas une chose qui s’écrivait au montage, il y a vraiment l’envie sur cette scène de faire cet effet. En plus c’était étrange parce que globalement le film s’est vraiment conçu comme une chose qui en devient une autre et la scène de baiser c’est la seule qui n’est pas comme ça, qui existe dans la tension d’une colure, qui est dédiée à ça. C’est vrai qu’elle est très différente. En plus il y a un travail au son, quand elle entre dans la caverne, on est dans les souffles, on a fait battre un cœur dans cette caverne qu’il y ait quelque chose de l’ordre d’un engloutissement.

Il y a aussi un autre thème dont on parle pas beaucoup, c’est le destin parce qu’il me semble que les paroles du cœur de femmes ça signifie « Je ne peux pas fuir », c’est ça ? 

Alors oui mais c’est un pluriel, c’est ils normalement. C’est pas « je ne peux pas fuir » c’est « ils ne savent pas voler ». Ça parle des ils, c’est elles qui chantent. Elles, elles savent voler. S’envoler. Donc oui le lien avec la scène de drogue ensuite, l’évocation des sorcières, c’est une forme d’élévation et puis cette idée d’un envol symbolique ou même sensuel. Je ne donne pas toutes les clés sur ces paroles mais je vois que tout le monde traduit ça, tous les soirs en débat il y a la ou le latiniste dans la salle qui dit c’est « je ne peux pas m’enfuir », c’est comme ça que les gens l’entendent.

Entretien réalisé par Gwennaëlle Masle et Chris Valette.

Portrait de la jeune fille en feu : sortie le 18 septembre.