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Une vie difficile : du rire à la tendresse

Voilà une belle tranche de vie où l’on passe du rire aux larmes, ou une grande histoire dans le petit genre de la comédie italienne. Car décidément, la comédie italienne regorge de classiques qui n’en finissent pas de discréditer l’idée même de ce que peut être un genre. Le giallo, le western italien s’approprient tous des codes remués ad nauseam pour les déplacer sur une terra incognita esthétique qui leur permet d’exploser les conventions habituelles et de détourner les traditions.

Il en va de même surtout pour la comédie italienne dont le rire est doucereux sinon tragique, et il en va de cette amertume dans Una vita difficile de Dino Risi mettant en scène Alberto Sordi et Lea Massieri. De la guerre aux années 1960, Silvio Magnozzi traverse vingt ans d’histoire italienne cruciales, qui voient le pays se transformer sous l’effet du consumérisme et du capitalisme sauvage dopé à la croissance tous azimuts. Le héros, partisan aux idéaux tranchés mais chancelants, situé à gauche, rêve de devenir artiste, romancier puis scénariste pour le cinéma. Au détour de l’Histoire, il tisse sa petite histoire à lui, préférant tantôt l’une, tantôt l’autre sans remporter de succès ni avec l’une ni avec l’autre. Ainsi finit-il piteusement, plein d’idéaux mais confiné aux bas-côtés de la vie et de l’évolution italienne, comme le montre la scène magnifiquement pitoyable où il se retrouve, totalement ivre, à vouloir frapper le nouveau mari de son grand amour ; un nouveau riche qu’on devine le cœur vide mais les poches pleines et la tête droite.

On peut y voir comme un condensé de ces intellectuels de gauche issus de cette époque intrigante qui déambulent de désillusions en échecs dans les comédies d’Ettore Scola comme les chefs-d’œuvre La Terrasse ou Nous nous sommes tant aimés. Mais ici, il s’agit moins d’un délitement des espoirs et des ambitions politiques qu’une rencontre douce-amère entre un idéal qui reste profondément humain et une réalité désespérément médiocre. Si le héros romantique est condamné à vivre « la rencontre entre la poésie du cœur et la prose des circonstances » comme l’affirmait Hegel, on se demande bien si l’on peut vibrer avec la poésie sombre de cette œuvre.

Une comédie amère.

Sombre d’abord car très amère ; nous voici devant une comédie où on ne rit quasiment pas. C’est que l’envie de rire s’estompe rapidement devant ce héros profondément humain. S’il s’agit d’une traversée du boom économique, véritable miracle selon l’expression consacrée, ce n’est pourtant pas à la façon de l’ivresse de La dolce vita. Silvio met rapidement la nécessité de défendre son pays contre les nazis de côté lorsqu’il rencontre une jeune fermière avec laquelle il va passer un mois à se reposer de sa soi-disant bronchite chronique ; c’est qu’elle est jolie et douce et elle lui donne du jambon fermier aussi. Puis en un cut, il l’abandonne pour retrouver ses amis résistants… qui passaient par là. Quelques années plus tard, devenu journaliste moyen (si ce n’est minable) repassant près du chalet qui l’avait hébergé pour les besoins d’un reportage, il se remet avec la même femme, lui promet les mêmes merveilles avec la même rapidité et le même manque de lucidité. Puis, lui et sa famille sont brinquebalés dans l’histoire, du référendum sur la république dans l’immédiat d’après-guerre à l’assassinat de Togliatti, qui lui vaut des années de prison où il se distingue à peine comme un agitateur politique bien peu tonitruant.

Ce n’est donc pas le clinquant et la jouissance d’une société qui se détache peu à peu des valeurs patriarcales et conservatrices du passé, à la faveur d’une transformation socio-économique trop rapide pour être ressaisie, mais plutôt le laissé-pour-compte d’une histoire virevoltante qui trouve trop peu de stabilité et d’endroit où se fixer. C’est pourquoi la naïveté du héros dont on rit volontiers au début laisse peu à peu place à une désillusion douce-amère ; celle-là même qu’il vit en temps réel et qui culmine dans le final aux limites du ridicule. Mais précisément, ce ridicule ne s’affirme pas parce qu’entre temps l’humour s’est mué en tendresse. On ne rit pas de Silvio, contre lui mais avec lui, comme d’un pathétique qui voisine la pitié sincère d’une proximité aiguë ; comme deux copains. Le ton de la comédie italienne et en particulier celle-ci n’est pas drôle mais surtout beau.

Si cette comédie ne fait que très peu rire, au fond, elle ne fait que réfléchir sur la traversée de l’histoire politique du pays que pourtant elle semble proposer. En creux, on comprend qu’il s’agit moins d’une satire ou même d’une étude politique dans le style des dossiers de F. Rosi que de la peinture d’un homme à l’idéal pourtant sincère mais vacillant ; de même qu’il vacille dans le tourbillon historique qui le dépasse.

Le film signale ainsi l’horizon qui aboutira peut-être à The Big Lebowski de l’autre côté de l’Atlantique, où de même la figure du héros est retravaillée jusqu’à l’épuiser quasi-totalement : non plus la figure de la personne qui agit mais celle de celui qui est agi par les événements qui l’emportent et réussi néanmoins à s’y inscrire en propre. Le rire venant du décalage entre la naïveté et la bêtise d’un héros qui parvient quand même à faire progresser tant bien que mal sa quête et le récit avec lui. Rire et s’attendrir, voilà deux bonnes raisons de découvrir ce chef-d’œuvre de la comédie italienne.

Une vie difficile : Bande-annonce

Fiche technique : Une vie difficile

Réalisation : Dino Risi
Scénario : Rodolfo Sonego
Acteurs principaux : Alberto Sordi, Lea Massari
Pays de production : Italie
Année : 1961
Durée : 118 minutes