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Cinémathèque Française

Un Jour, Le Nil, le film perdu de Youssef Chahine

Le grand cinéaste égyptien Youssef Chahine avait une liberté qui ne plaisait pas toujours aux autorités de son pays. Cette liberté s’est exprimée, par exemple, dans Un Jour, le Nil, film qui était une commande conjointe des gouvernements égyptien et soviétique en 1964. Chahine a donné sa version de la construction du barrage d’Assouan, ce qui valut au film d’être interdit et quasiment détruit. Visible de nos jours grâce à la Cinémathèque Française, qui en possède la seule copie, ce film dévoile les qualités habituelles de ce grand réalisateur humaniste.

Egypte, 1964.
Gamal Abdel Nasser est le président et mène une politique socialiste panarabe.
Pour immortaliser “l’amitié égypto-soviétique” et chanter les louanges du chantier monumental du barrage d’Assouan, un film est commandé officiellement, qui devrait être une vaste superproduction internationale, avec des décors splendides et des scènes grandioses. Le tout est confié aux bons soins de Youssef Chahine, qui était déjà le plus célèbre cinéaste égyptien avec des succès comme Les Eaux Noires ou Gare Centrale. Celui-ci venait justement de réaliser Saladin, une superproduction de trois heures, avec reconstitution historique et nombreux figurants. Il semblait tout désigné pour le travail.
C’était oublier la liberté qui animait le grand réalisateur.
Le film Un jour, Le Nil, ne sortira pas sur les écrans en 1964. Ayant déplu aussi bien au Caire qu’à Moscou, il sera censuré et Chahine sera sommé de refaire un film qui correspond mieux au projet d’origine. Il trouvera d’autres acteurs, tournera d’autres scènes et reprendra des plans déjà utilisés dans Un Jour, le Nil, et l’ensemble donnera Ces gens du Nil, qui sortira quatre ans plus tard et que Chahine reniera immédiatement. De Un Jour, le Nil, il ne restera qu’une seule et unique copie, que Chahine confiera à Henri Langlois, de la Cinémathèque Française.

Pourtant, dans l’ouverture du film, tout semble donner une belle image du barrage. Le chantier est le point de rencontre de nombreux peuples (dans le film, on entend majoritairement de l’arabe égyptien et du russe, mais on croise aussi de l’anglais, du français…) et, pour certains personnages, c’est l’occasion de s’élever socialement. On y croise des personnes visiblement heureuses et dont la cohabitation est fructueuse.
Oui, mais Chahine ne peut s’empêcher d’être du côté du peuple, des faibles, des petits, des victimes. Le fait qu’un des personnages soit nubien montre déjà une des intentions du cinéaste. Les Nubiens constituent, en effet, les grands perdants de la construction du barrage, et Chahine filme leur exil forcé lorsque l’eau du lac de retenue commence à inonder leur village. Le commentaire de l’un d’entre eux est terrible, regrettant que leur village ne soit pas aussi important que le temple d’Abou Simbel, qui a été démonté et remonté pierre par pierre pour échapper à l’inondation. Mais les Nubiens doivent tout abandonner, leurs villages millénaires, leurs morts, leurs cultures… (d’ailleurs, très symboliquement, le film commence par une scène montrant un Nubien en train de se noyer).
Chahine nous plonge donc dans un village nubien typique, créant un contraste entre la modernité assumée et les dépenses monumentales du chantier d’Assouan et l’extrême pauvreté du village. Et des contrastes de cet ordre, le cinéaste va subtilement en distiller dans tout son film.
Par exemple, après la société traditionnelle agraire des Nubiens, il passe, sans transition, à l’urbanisme moderne du Leningrad des années 60. Mais là, le contraste permet de mieux mettre en évidence les similarités entre les personnages. Les différences de nationalités et de langue s’estompent. Il reste la vie quotidienne parfois triste de certains personnages, comme Zoïa.
En URSS, Zoïa avait un travail à hautes responsabilités et une vie sociale importante, et elle a tout abandonné pour suivre son conjoint en Egypte. Mais là, cette jeune femme forte et décidée… n’a pas le droit de travailler. Et, à l’ennui de sa vie désormais passée à attendre le retour de son conjoint Alik, s’ajoute le fait que, même lorsque celui-ci est de retour, elle se sent quand même seule.
Du coup, ce qui, petit à petit, se dégage du film, est un sentiment d’amertume, allié à la description d’une Egypte “à deux vitesses”, filant tout droit vers la modernité dans des projets titanesques qui laissent de côté une partie de la population. Or, Chahine a toujours aimé montrer les événements du point de vue des faibles, des petites gens. C’est l’amour de toute cette humanité qui transparaît dans chaque plan du cinéaste.
Nous avons ainsi un vieux paysan qui se méfie des machines, car les machines ne rendent pas heureux, alors qu’enfoncer ses propres mains dans la terre nourricière est source de bonheur.
Nous avons aussi un ancien écrivain qui a été plusieurs fois victime de la censure.
En bref, autant de petites idées qui, assemblées, donnent un portrait de l’Egypte (et, dans une moindre mesure, de l’URSS) peu satisfaisante pour les autorités en place à l’époque.
Mais Chahine est aussi un indécrottable optimiste. Son film n’est pas, à proprement parler, un drame. Chahine adopte un ton léger, refusant de sombrer dans le pathos ou le film à thèse. Mais cet optimisme, il le place dans le peuple, dans ces images de coopérations entre personnes de cultures et de langues différentes qui parviennent à dépasser ces barrières en se concentrant sur l’essentiel : l’humain.
On a demandé à Chahine un film de propagande, il livre un état des lieux plutôt triste de la situation sociale de son pays.
On lui a demandé de se focaliser sur la modernité technique, il abandonne cet aspect pour montrer des hommes et des femmes.
Bref, Un jour, le Nil est un film typique de Chahine. Donc un grand film.

Un jour, le Nil : fiche technique

Réalisation : Youssef Chahine
Interprètes : Salah Zulfikar, Igor Vladimirov
Durée : 110 minutes

Egypte – URSS – 1964