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Nosferatu, fantôme de la nuit, de Werner Herzog (1979) : une ode à l’amour, aux ténèbres et au pouvoir du mythe

« Nosferatu ne nous fait pas peur, mais il nous hante. » Ces mots écrits en 1997 par le célèbre critique américain Rogert Ebert au sujet du classique du cinéma expressionniste allemand de F. W. Murnau, peuvent sans aucun doute s’appliquer au remake réalisé par Werner Herzog en 1979. Une preuve parmi d’autres de la réussite de ce film grandiose, qui fut pensé comme un hommage à Murnau et qui finit par s’imposer comme un classique à part entière. Porté par un casting talentueux dominé par le génie fou de Klaus Kinski, le film laisse une marque indélébile dans le cœur des cinéphiles. Sept ans après le chef-d’œuvre Aguirre, la colère de Dieu, Herzog quitta la forêt tropicale péruvienne pour tourner une véritable déclaration d’amour, non seulement au long-métrage muet de Murnau, mais aussi et surtout au romantisme allemand. Le metteur en scène sut dépasser de très modestes conditions de tournage par une vision artistique hors-normes, une mise en scène picturale de toute beauté et un récit aux motifs intemporels. Nosferatu n’est pas un film d’horreur. C’est une expérience à la fois poétique et émotionnelle d’une puissance prodigieuse, qui convoque par sa forme unique le tragique de l’amour et la splendeur de la mort. 

Werner Herzog est un artiste unique. Intellectuel visionnaire, le cinéaste allemand a, durant toute sa carrière et encore de nos jours, toujours suivi son instinct. Celui-ci l’a mené à donner vie tantôt à des chefs-d’œuvre, tantôt à des échecs spectaculaires, mais jamais ses films n’ont laissé indifférent. Refus du compromis, vision jusqu’au-boutiste et goût affirmé pour des histoires et des personnages radicaux, Herzog n’aime pas le juste milieu, le ventre mou. Ce qui l’intéresse, c’est explorer les limites. Celles du génie et de la folie, du merveilleux et de l’ignominieux, du tangible et de la rêverie.

En 1979, le cinéaste a déjà réalisé six longs-métrages, dont le référentiel Aguirre (1972) qui lui a valu une renommée internationale. L’œuvre illustre parfaitement la quête de l’absolu qui a toujours mû l’artiste, et elle lui a permis de collaborer pour la première fois avec un comédien au tempérament imprévisible et volcanique, qui correspond en tout point aux personnalités qui l’ont toujours fasciné : Klaus Kinski. Ayant cohabité quelques mois avec lui dans une pension bien des années auparavant, à l’âge de treize ans, Herzog renoue avec cet homme à la psyché pour le moins troublée à l’occasion d’un tournage en pleine jungle amazonienne, émaillé de catastrophes et d’aventures invraisemblables qui seront relatées plus de vingt ans plus tard dans ce qui reste à ce jour, sans doute, un des documentaires les plus extraordinaires dédiés à la relation entre un metteur en scène et son comédien fétiche, Ennemis intimes (Mein liebster Feind – Klaus Kinski/1999). Preuve que malgré les accès de colère incontrôlables allant jusqu’à la menace physique, chacun de ces deux hommes a trouvé en l’autre quelque chose qui résonne intimement, Herzog et Kinski décident de collaborer à nouveau ensemble en 1979. Ils se retrouveront encore trois fois par la suite, leur osmose artistique marquant durablement l’histoire du cinéma.

Un hommage à Murnau

Admiratif du chef-d’œuvre de F. W. Murnau (Nosferatu le vampire/Nosferatu, eine Symphonie des Grauens), Werner Herzog souhaite en tourner une nouvelle version en guise d’hommage à un des maîtres de l’expressionnisme allemand. On connaît les conditions particulières qui ont entouré la sortie du classique de 1922. Souhaitant adapter Dracula, le roman de Bram Stoker, Murnau ne parvint toutefois pas à en obtenir les droits. C’est afin d’éviter les poursuites judiciaires que différents détails et noms de personnages (dont celui du comte Dracula, qui devint le comte Orlok) furent ainsi modifiés, malgré des références explicites au roman de gothic horror de Stoker. De fait, les héritiers de l’écrivain irlandais intentèrent un procès à l’encontre de cette adaptation non-autorisée, et le tribunal ordonna la destruction de toutes les copies. Par miracle, quelques-unes furent sauvées, ce qui permit aux générations futures de découvrir un film qui, s’il n’est pas légalement irréprochable, est en revanche un authentique chef-d’œuvre de cinéma. L’aventure juridique se poursuivit néanmoins, puisque ce n’est qu’en 1979, lorsque le roman de Bram Stoker fit son entrée dans le domaine public, que Werner Herzog put concrétiser son rêve de longue date en adaptant le film de Murnau. Nosferatu, fantôme de la nuit (Nosferatu: Phantom der Nacht) a été pensé comme un hommage respectueux. Non seulement reprend-t-il à son compte les variations du long-métrage de 1922 par rapport à la source littéraire, mais encore propose-t-il le même récit et les mêmes personnages. Bon nombre de séquences célèbres ont même été reproduites le plus fidèlement possible. Ce qui aurait pu s’apparenter à un simple pastiche, un hommage derrière lequel Herzog s’efface devant son influence revendiquée, est toutefois devenu un immense film aux qualités distinctes de l’œuvre de 1922. En effet, s’il a gardé intacts tous les éléments narratifs de l’original, Herzog lui a donné une âme très personnelle.

Comme ce fut souvent le cas pour ses films allemands tournés dans les années 1970, le cinéaste dut composer avec des conditions matérielles restrictives. Le film fut ainsi réalisé avec un budget extrêmement modeste et l’équipe de tournage ne totalisa qu’une quinzaine de personnes. Herzog ne parvint pas à installer ses caméras à Wismar (sur la mer Baltique, dans le nord-est de l’Allemagne), là où le classique de Murnau fut tourné, optant à la place pour la ville de Delft, un cadre néerlandais qui saute aux yeux (moulins, canaux, plaques de rue visibles, etc.). Certains plans furent tournés non loin de là, à Schiedam, les autorités de Delft refusant que 11.000 rats (!) soient libérés pour les besoins de certaines séquences du film. Quant au château de Dracula, il fut trouvé en Tchécoslovaquie. Le moins que l’on puisse dire est donc que, selon les standards actuels, le film n’est certainement pas dépourvu de défauts… Ceux-ci s’effacent néanmoins rapidement devant la puissance poétique du récit.

Il faut souligner que le tournage de Nosferatu fut à peu près le seul où la collaboration avec Klaus Kinski se déroula sans heurts. Mieux encore, le comédien accepta sans broncher les séances quotidiennes de maquillage de plus de quatre heures, réalisées par l’artiste japonais Reiko Kruk, afin d’adopter une apparence horrifique et expressionniste (crâne rasé, maquillage blanc, longs ongles, prothèses d’oreilles, dents de rat) qui se rapproche le plus possible de celle du comte Orlok incarné en 1922 par Max Schreck.

Héritier du romantisme allemand

On ne loue pas assez souvent les qualités esthétiques des films de Herzog, oubliées au profit du caractère opératique de sa mise en scène. Ses tableaux picturaux sont pourtant d’une beauté mystérieuse, une qualité qui ressort particulièrement dans Nosferatu, sa photographie oscillant sans cesse entre le morbide et l’enchanteur. De nombreuses séquences sont visuellement grandioses, telle la première où un long travelling dévoile des momies humaines dans un ordre d’âge croissant, des bébés aux vieillards, sur une musique angoissante, fantastique, composée par Popol Vuh (groupe allemand qui collabora déjà avec Herzog sur Aguirre, et le fera plus tard encore sur Fitzcarraldo). Il s’agit en réalité des momies de Guanajuato, au Mexique, des cadavres inhumés lors d’une épidémie de choléra, qui ont été naturellement momifiés. Dans la dernière partie du film, il faut également mentionner les scènes de Wismar en proie à la peste. Alors que la ville, envahie par la maladie, la mort, les déchets, les animaux et les brasiers allumés ci et là, ressemble à une peinture de Jérôme Bosch, sa population danse et fait la fête pour profiter des derniers instants d’une vie qu’elle sait condamnée. Ces images de fin du monde sont à la fois absurdes, poétiques et irréelles. On pourrait encore citer des nombreuses séquences visuellement puissantes, des apparitions cauchemardesques de Nosferatu (souvent calquées sur le classique de 1922) au ballet des cercueils de victimes de la peste sur la place de Wismar, en passant par ces ralentis lugubres du vol d’une chauve-souris ou les scènes de promenade sur la plage plongée dans une lumière blême d’aube du monde.

A l’instar de Murnau, le génie du film de Herzog tient au fait qu’il a transposé le roman épistolaire de Bram Stoker dans le romantisme allemand. Le personnage du comte Dracula est ainsi un monstre, certes, mais c’est surtout un être qui incarne la Sehnsucht. Il vit dans une souffrance permanente, celle d’être à la fois incapable de mourir et de connaître l’amour (« Le manque d’amour est la plus abjecte des souffrances », l’entend-t-on dire). Son personnage représente aussi, par essence, la coexistence aberrante entre la vie et la mort, au point où l’on hésite quant à celle qu’il faut redouter le plus. Dans un dialogue marquant, Lucy dit à Dracula « La mort est toute-puissante, nous lui appartenons tous. Les rivières n’ont pas besoin de nous pour couler. Le temps passe. Regardez au-dehors : les étoiles tournent confusément. Seule la mort est cruellement certaine. », ce à quoi le vampire répond « La mort est cruelle pour les ignorants. Mais la mort n’est pas tout. Il est bien plus cruel de ne pas pouvoir mourir. Je souhaiterais partager l’amour qui existe entre vous et Jonathan ». Le romantisme allemand est également convoqué par la représentation généreuse d’une nature panthéiste reflétant les émotions humaines (la plage spectrale, les forêts menaçantes, les montagnes majestueuses), par l’importance donnée au folklore populaire, aux superstitions et aux fantômes, par le thème du voyage, mais aussi par la critique de la bourgeoisie (Nosferatu est celui qui bouleverse l’ordre établi, qui répand le chaos, les habitants de la cossue Wismar perdant la raison lorsque la peste envahit la cité). Enfin, Nosferatu, fantôme de la nuit est une ode à l’irrationalité. Lorsque le docteur Val Helsing, refusant de croire qu’un vampire est la cause des malheurs frappant la ville, il dit à Lucy : « Nous vivons dans un siècle éclairé, où la science fait table rase de telles superstitions. ». La jeune femme défend alors fermement ce qui ne peut être expliqué, sa foi, « l’étonnante propriété de l’homme qui lui permet de voir des choses invraisemblables ». Le film rejette la certitude arrogante de la science en redonnant toute sa place au rêve prémonitoire (deux personnages ont une connexion surnaturelle avec Nosferatu, ils peuvent sentir sa présence et les actes qu’il commet à distance : Lucy, mais aussi Renfield, l’agent du mal), au mysticisme et à la folie (Renfield est certes fou mais c’est aussi un des personnages les plus clairvoyants, face à la cohorte de scientifiques aveugles et désemparés ; Lucy se demande si tout le monde est devenu fou). Lorsque la population de Wismar fête la fin des temps alors qu’elle se sait condamnée par la peste, Nosferatu a réalisé son dessein. Pas uniquement en répandant la mort et la désolation, mais en mettant un terme au dogme de la raison.

Aucune séquence, peut-être, ne s’inscrit autant dans l’esprit du romantisme allemand que celle qui voit Jonathan Harker s’approcher du château de Dracula. Il franchit la frontière invisible entre le monde réel et un univers fantastique et hanté. Tournées sans un mot de dialogue, le montage des séquences nous montre une nature de plus en plus menaçante mais magnifique, alors que résonne le prélude de LOr du Rhin (Rheingold) de Wagner. L’atmosphère étrange et solennelle de cette séquence inoubliable est belle à en pleurer.

Monstre magnifique

Comme toute bonne fable, Nosferatu joue sur les contrastes marqués, visuellement et narrativement. Bien entendu, Dracula est un enfant de la nuit, évoluant dans un monde noir et désolé, au visage blafard, un être emprisonné dans un état de mort permanente. Sa forme est changeante, puisqu’il peut se transformer en différents animaux (chauve-souris, loup, rat). Pour incarner la goule, la convocation de tous les superlatifs est permise pour qualifier la performance de Klaus Kinski. Chaque apparition à l’écran du comédien allemand est phénoménale. Kinski est Nosferatu : une apparence de démon, mais en réalité un personnage tragique portant dans son regard une infinie fatigue de l’existence et une tristesse incommensurable, condamné à un châtiment mythologique (« La mort n’est rien, il y a pire. Imaginez-vous de vivre pendant des siècles… et chaque jour de revivre les mêmes futilités »). Kinski est dans une intériorité extrêmement rare chez lui. A l’image de Max Schreck dans le film de Murnau, le comédien assume totalement un jeu théâtral, à forte charge symbolique mais avare en mots. Il n’y a chez Dracula aucune explosion de rage, aucune agression brutale ; tout est dans le regard. Le génie extraverti de Kinski a ici été mis au service de l’aspect grandiloquent du personnage, son côté torturé, irréel, fantasmatique.

A l’inverse, Lucy, incarnée par une Isabelle Adjani à la beauté virginale, évolue dans un monde à la pureté tout aussi irréelle que le château décati du comte transylvain. Marchant sur une plage à la pâleur d’écume ou dans la ville baignée de brume, la jeune femme est littéralement spectrale, sa blancheur annonçant sa mort prochaine, alors que ses capacités extrasensorielles la rapprochent davantage des monstres (Dracula, Renfield) que des hommes de raison et de science qui l’entourent. En s’offrant à Dracula dans une séquence finale à la sensualité morbide (« Si une femme au cœur pur lui fait oublier le chant du coq, la lumière du jour lui sera fatale »), elle sauve Jonathan de la mort, mais aussi Dracula d’une vie éternelle sans avoir connu l’amour, et Wismar de la peste qui ravage sa population.

Bruno Ganz interprète quant à lui, avec un talent égal, Jonathan Harker, dont le sens du devoir et le désir d’élever le statut social de son épouse Lucy, et qui obtiendra exactement l’inverse. En effet, après avoir ignoré les avertissements des tsiganes, son jusqu’au-boutisme est puni d’une transmission du mal par Nosferatu. Pire encore, il jette Lucy dans les griffes de ce dernier et condamne sa ville à mort. Dès le départ du vampire pour Wismar, Harker, diminué, n’occupe plus qu’un rôle secondaire dans le film, et c’est Lucy qui accepte l’affrontement avec le monstre. Enfin, il faut mentionner la prestation de l’artiste français touche-à-tout Roland Topor dans le rôle de Renfield, l’ancien patron de Harker devenu fou, qui se révèle être une créature de Nosferatu. A peine peut-on regretter que Herzog n’ait pas repris l’idée de la poursuite de Renfield dans les rues de la ville par une population qui a perdu la tête, développée dans la version de Murnau.

Nosferatu, fantôme de la nuit est une œuvre qui se vit, qui vous imprègne profondément, comme un poème morbide, une ode aux ténèbres, au mythe, à l’irrationalité. C’est cette poésie, mais aussi le brio des dialogues (écrits par Herzog lui-même) et la prestation inoubliable des comédiens, qui transcendent à la fois l’usure du temps et la faiblesse des moyens matériels. S’il ne fallait citer qu’une poignée de films à voir avant de mourir, celui-ci en ferait indiscutablement partie.

Synopsis : Au XIXe siècle, Jonathan Harker se rend en Transylvanie pour vendre un manoir au comte Dracula. Sur la route, les villageois lui conseillent de rebrousser chemin mais le jeune homme refuse. Au moment de la signature, Dracula aperçoit un portrait de Lucy, la fiancée de Harker. Jonathan est fait prisonnier et le comte se rend à Wismar pour retrouver la jeune femme.

Nosferatu, fantôme de la nuit : Bande-annonce

Nosferatu, fantôme de la nuit : Fiche technique

Titre original : Nosferatu: Phantom der Nacht
Réalisateur : Werner Herzog
Scénario : Werner Herzog
Interprétation : Klaus Kinski (le comte Dracula), Isabelle Adjani (Lucy Harker), Bruno Ganz (Jonathan Harker), Roland Topor (Renfield), Walter Ladengast (le docteur Van Helsing)
Photographie : Jörg Schmidt-Reitwein
Montage : Beate Mainka-Jellinghaus
Musique : Popol Vuh
Producteurs : Michael Gruskoff et Werner Herzog
Durée : 107 min.
Genre : Horreur/Epouvante
Date de sortie : 17 janvier 1979
Allemagne de l’Ouest – 1979