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Lamb : les images contre-attaquent

Kyuzo Rédacteur LeMagduCiné
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Bonne surprise de Cannes 2021, Lamb est un film singulier qui propose une expérience déroutante. Celle-ci s’appuie sur le choix de Valdimar Jóhannsson, nouveau réalisateur des contrées islandaises, de célébrer les images avec radicalité. À tel point que Lamb s’invite dans le conflit désormais ouvert du cinéma contemporain entre le visuel et la parole.

La clé de compréhension de certains cinéastes réside, au moins en partie, dans leur activité précédant la direction de film. Devant les créations d’univers d’un Ridley Scott, qui douterait que sa formation initiale est le design ? John Alcott, chef opérateur de Kubrick, considérait que le maître américain était avant tout un photographe[1], métier qu’il exerça avant de passer au cinéma et qui resurgit de façon éclatante dans son œuvre. Pour ses débuts de réalisateur, Valdimar Jóhannsson partage cette similitude de ses illustres aînés d’être profondément influencé par sa formation visuelle, en l’occurrence comme technicien image pour le grand et le petit écran. Peut-être est-ce pour cette raison qu’il ose la référence à Barry Lyndon au générique final de Lamb en utilisant la Sarabande de Haendel. Encore que la thématique de la filiation, se déployant jusqu’au tragique, le chapitrage ou la campagne comme décor de son film jettent effectivement des ponts avec le chef-d’œuvre de Kubrick. Il ne s’agit néanmoins pas pour Jóhannsson de ranimer le romantisme du 18e siècle mais de convier le spectateur de nos jours, en Islande, auprès d’un couple d’éleveurs qui s’approprie l’étrange progéniture d’une de leurs brebis.

Deux réalités

Sans doute, le fait que Lamb soit un petit film contribue à ce que l’expérience de Jóhannsson dans le département image y resurgisse à ce point. Car fixée dans une unité de lieu, avec peu d’acteurs et une évidente économie de moyens, la prédominance du visuel dans le métrage a tout loisir de s’imposer comme son intérêt principal. Elle se révèle dès le plan séquence d’ouverture, muet, dont l’importance est capitale puisqu’il enfante Ada et tout autant le film. L’exposition de Lamb se consacre alors à plier le couple composé de Maria (Noomi Rapace) et Ingvar (Hilmir Snær Guðnason) au quotidien des animaux qu’il élève, un véritable monde du silence qui a éclipsé le langage propre aux humains. Une fois Ada née, le décalage entre son apparence surnaturelle et le silence toujours criant des parents d’adoption en vient à sidérer le spectateur, bien plus que la petite elle-même. Ce procédé culmine quand Pétur, le frère d’Ingvar, s’incruste dans la ferme du couple et demeure interdit à sa découverte d’Ada. En outre le personnage passera vite d’une répulsion à une acceptation de l’enfant sans la moindre explication. Notons que Jóhannsson n’applique pas ici le principe hitchcockien de l’image et du dialogue se contredisant pour obtenir un suspense, mais qu’il met en scène un déséquilibre de leur intensité respective. Il nourrit de la sorte l’identité fantastique de Lamb par la confrontation des deux pôles du cinéma qui ne semblent pas partager la même réalité.

Vérités et mensonges

Ce travail du cinéaste s’exprime en particulier lorsqu’il assigne l’image à la vérité et le son au mensonge. C’est le sens de l’évolution du couple et du frère à partir de leur visionnage d’un match de handball à la télévision. Bien vite, les trois personnages se lassent du spectacle et Maria le remplace par une vidéo de l’ancien groupe électro de Pétur. Une transition a donc lieu de l’image vers la musique qui se confirme quand Jóhannsson ne filme plus l’écran de télévision pour ne laisser vivre que la chanson et la danse des protagonistes. Ingvar devenu ivre, Pétur renouvelle alors des avances à Maria qui l’enferme pour le repousser. Et pour couvrir ses appels, comme pour couvrir le non-dit de la trahison d’un frère envers l’autre, Maria se met à jouer du piano. Le mensonge au sein du trio progresse dès lors à la faveur du son. La petite Ada fait dans le même temps le chemin inverse : elle quitte les adultes en train de danser, aperçoit son véritable père à l’extérieur de la maison, s’observe dans un miroir pour constater sa ressemblance avec lui et enfin, couchée sur Ingvar ivre, son regard se perd dans un tableau de moutons. Au contraire de sa famille d’adoption, Ada accède à la vérité sur elle-même en cheminant par l’image.

Domination et soumission

Dans Lamb, c’est aussi par un rapport image/son que la domination s’exerce. Comme lorsque les bêlements revendicatifs de la mère d’Ada s’éteignent vite une fois que Maria a la bête dans sa ligne de mire, et qu’elle lui tire dessus. Au terme de l’histoire, les « ça va aller » du personnage de Noomi Rapace à son époux n’en pourront pas plus après qu’il aura été mis en joue à son tour par le père d’Ada. Ce véritable boomerang du contrôle de l’image s’ajoute au renversement du plan subjectif qui ouvre Lamb, d’essence prédatrice, au regard caméra de Maria, cette fois victimaire, pour clôturer le film. Comme si toute l’imprégnation visuelle de Jóhannsson au prologue avait transité par le récit pour rendre sa morsure tragique à l’épilogue. D’autant que la pauvre épouse, n’ayant pas vu ce qui est arrivé à son mari et Ada, ne comprendra jamais ce qu’il s’est passé. Face caméra, Maria est alors esseulée au milieu du cadre, comme déchue de son droit à y figurer. Et c’est logiquement que le générique l’en efface de façon définitive.

Archétype et introspection

La mécanique conceptuelle de Valdimar Jóhannsson est certes radicale et n’est pas sans véhiculer à ce titre une certaine aridité. Elle ne relève cependant pas d’une monomanie stérile car elle est indissociable d’éléments archétypaux du récit : Baphomet, la conception d’Ada la nuit de Noël et sa naissance dans une étable. Le film se colore même d’un certain primitivisme avec sa vision héréditaire de l’identité, l’enfant retournant auprès de son géniteur, et la loi du talion qui s’impose in fine au couple. Or il n’est guère besoin de convoquer les écrits de Carl Gustav Jung pour s’apercevoir ici que Jóhannsson met en exergue une union majeure des arts, celle des images et des schémas de pensée anciens ou profonds. Au cinéma, elle poussa notamment un John Carpenter à orner son croquemitaine d’un masque blanc et à le filmer comme une ombre dans Halloween. Ou enjoignit les Wachowski à habiller leur pensée mythologico-religieuse d’esthétiques cyberpunk et comics dans Matrix.

De tels rappels sont redondants pour le lecteur-cinéphile, et celui-ci voudra bien les excuser, mais sans doute sont-ils nécessaires pour comprendre dans quel contexte s’inscrit Lamb. Car de nos jours l’image au cinéma, extirpée de la psyché d’un artiste et garante d’un imaginaire commun, laisse en partie la place à une parole menant l’introspection des personnages ou des films sur eux-mêmes. En France, le hasard des sorties voulut d’ailleurs que Lamb côtoie la nouvelle itération de Scream (2022), dont le premier opus de 1996 peut à posteriori se considérer comme le premier jalon du processus qui travaille depuis de grandes franchises. Littéralement, le film de Wes Craven investiguait par la parole sur le pouvoir des anciens films d’horreur. Et c’est mué de cette parole que Scream a remplacé la conception visuelle d’une figure ancestrale, dans Halloween, par de l’épouvante fondée sur le dialogue et des règles énoncées (rester vierge, ne pas boire, etc.). Autre ancien colocataire de Lamb dans les salles obscures, le nouveau Matrix, Resurrections, remplace les épreuves et confrontations prophétiques de Neo, d’inspiration mythique, par des séances chez un analyste. En parallèle, le déjà-vu, qui est un attribut visuel (un bug) du film originel de 1999, devient une référence psychanalytique puisqu’il est le chat de l’analyste. Et pour les spectateurs qui furent impactés par la trilogie Matrix, mais sans le recul introspectif nécessaire selon Lana Wachowski, un personnage a été spécialement créé afin de se moquer d’eux…

Encore récemment, même Star Wars a délesté son personnage Rey des épreuves propres au héros aux mille et un visages pour la revendiquer être « tous les Jedi » face à Palpatine, et conclure la dernière trilogie par l’affirmation de son identité de Skywalker. Le Terminator, l’ancien Minotaure de James Cameron dans les rues de Los Angeles[2], a aussi mené un travail sur lui-même dans Dark Fate pour changer sa conscience et trouver une place parmi les humains. De plus en plus, le cinéma semble donc se partager entre une tendance image-archétype et une autre parole-introspection. À son niveau, Lamb se situe dans le premier camp, auprès d’un Mad Max: Fury Road (2015) ou du plus récent Green Knight (2021), de David Lowery. Toute la question est de savoir si Valdimar Jóhannsson, et d’autres susceptibles de s’avancer à ses côtés, seront demain des bergers ou des moutons noirs.

[1] Michel Ciment, Kubrick, Calmann-Lévy, 1999.

[2] Robert McKee, Story, Dixit, 2001.

 Lamb – Bande-annonce

Lamb – Fiche technique

Réalisation : Valdimar Jóhannsson
Scénario : Sigurjón Birgir Sigurðsson et Valdimar Jóhannsson
Interprétation : Noomi Rapace, Hilmir Snær Guðnason, Björn Hlynur Haraldsson
Photographie : Eli Arenson
Musique : Tóti Guðnason
Production : Hrönn Kristinsdóttir, Sara Nassim, Piodor Gustafsson, Erik Rydell, Klaudia Śmieja-Rostworowska et Jan Naszewsk
Durée : 1h46
Genres : fantastique, drame
Pays : Islande, Suède, Pologne
Année de sortie : 2021

Rédacteur LeMagduCiné