Le Procès et F For Fake, où l’iconoclasme d’Orson Welles revisité par Potemkine

Antoine Delassus Rédacteur LeMagduCiné

À l’instar de la duplicité et du caractère hautement hétéroclite qui jalonne sa filmographie, Orson Welles est un personnage à part dans l’industrie cinématographique. Une duplicité qui explique sans doute bien pourquoi la ressortie de ses films, opérée au compte-goutte, continue d’illustrer toute la versatilité de son oeuvre. Preuve en est ainsi faite avec l’hommage que lui rend Potemkine, qui en ce mois de février 2023, remet au goût du jour deux oeuvres aux antipodes : F For Fake et Le Procès, librement adapté de l’oeuvre éponyme de Franz Kafka.

N’importe qui vous le dira, de Godard en passant par Spielberg, le cinéma, en tant que médium, s’accompagne toujours d’une propension à l’illusion. Une phrase aux airs de lapalissade dit comme ça mais qui peut, pour certains, cacher une véritable profession de foi. On pensera logiquement à George Méliès, dont les diverses expérimentations d’alors ont vite fait d’avoir été caractérisées comme de l’illusionnisme, mais aussi, et c’est là que ça nous intéresse, à Orson Welles.

F For Fake : pas de répit pour les faussaires…

Car, dans le cas de son docu-fiction F For Fake (curieusement nommé Vérités et Mensonges de notre coté de l’Atlantique), le touche-à-tout américain parachève cette idée qui veut que le cinéma soit par essence un outil propice à l’enfumage et à la diversion. Tel un illusioniste (encore oui !), Welles s’échine 90 minutes durant et grimé dans les habits d’un prestidigitateur (ça ne s’invente pas…) à revenir sur la vie mouvementée et qu’on se le dise haute en couleur d’un certain Elmyr de Hory, faussaire de génie qui, durant près de 30 ans, va sévir dans le milieu de l’art en imitant souvent à la perfection les toiles des grands maitres (Rembrandt, Picasso et Cie). Et avec ça transpire déjà une évidence – un artiste dont le fonds de commerce est de créer des illusions qui s’éprend d’un artiste dont le fonds de commerce est de tromper les gens en donnant l’illusion du réel – : pas de doute, ces deux hommes étaient faits pour se rencontrer.
Et le résultat est, à l’image de son artificier, inclassable. Difficile en premier lieu de ne pas penser à un mockumentary tant l’alternance entre séquences clairement pensées et réfléchies en matière de mise en scène côtoie parfois des moments plus étonnants, voire ubuesques (comme celui de voir Welles révéler face caméra au bout d’1h de film, que les 10 minutes précédentes sont un tissu de conneries). Là encore, l’incrédulité et la croyance dans les images sont autant d’outils dont use non sans génie, un Welles conscient de la nature très méta de son sujet. En outre, on pensera aussi dans une moindre mesure à La Classe Américaine de la paire Michel Hazanavicius / Dominique Mézerette. Déjà parce que revoir Welles nous fera immédiatement rire aux éclats (on épiloguera pas la-dessus…) mais aussi et surtout par la propension qu’a le film d’user de personnages et autres personnalités bien réelles en les détournant. Ici toutefois, le procédé n’a pas vocation à distiller un surplus humoristique à l’ensemble mais bel et bien à intégrer davantage de confusion et donc d’eau au moulin de l’illusion que le film cherche à déployer. On pensera ainsi au grand-père d’une des personnalités clairement nommées dans le film – ici, Oja Kodar la compagne d’alors de Welles – dont les apparitions laissent penser qu’il est une part importante du récit ; pour finalement être désamorcé dans les dernières minutes comme un énième outil servant à entretenir une atmosphère opaque qui sied étrangement bien à cette réflexion sur ce qu’est l’art et la notion de vrai et de faux. Un peu plus et on se croirait dans Dorian Gray d’Oscar Wilde tiens…

Le Procès : horreur et déshonneur

A contrario du film précédent qui lui donne une image de démiurge somme toute iconoclaste, Le Procès, sorti en 1962, renforce l’aura très solennelle et donc sérieuse de Welles. D’aucuns le diront, mais adapter Kafka n’est pas une sinécure. Et pourtant, Welles n’hésita pas à qualifier cette adaptation de « pari fou » mais aussi d’exutoire tant derrière le lambris cauchemardesque et totalitaire de la prose de Kafka se cache une façon pour lui de matérialiser ses angoisses : « S’il m’a été possible de faire ce film, c’est parce que j’ai fait des rêves récurrents de culpabilité toute ma vie : je suis en prison, je ne sais pas pourquoi. C’est quelque chose qui me touche de près » Une proximité donc qui, couplée à son sens de la démesure, permet de donner du cachet à cette histoire qui, années 60 oblige, prend le temps de donner à voir des préoccupations plus contemporaines. On ne pourra ainsi décemment occulter le parallèle évident entre la scène du tribunal qui renvoie aux pires heures du maccarthysme, une explosion dont le souffle rappelle le champignon atomique et enfin des prisonniers hagards et décharnés dont la gestuelle a vite fait de rappeler l’enfer des camps de concentration. Autant d’éléments que Welles, sans doute conscient du matériau qu’il a entre les mains, choisit d’assembler dans un montage qui ne lésine pas sur les visions cauchemardesques et autres ajouts insidieux pour renforcer la paranoïa et donc la tension. On en sort ainsi éprouvé, abattu, ragaillardi d’une empathie désarmante pour ce quidam superbement campé par Anthony Perkins qui traverse le film comme le protagoniste d’After Hours de Martin Scorsese mais surtout reconnaissant grâce à une idée subtile mais non des moindres : son rapport à l’oeuvre de Kafka. D’aucuns, en matière d’adaptation pensent qu’il est ainsi de bon ton de révéler d’entrée de jeu l’origine du matériau qui va servir de base au scénario, c’est une preuve de respect envers l’auteur du manuscrit initial, mais aussi et surtout une manière officieuse de marquer une prééminence du texte par rapport aux images. Ici, sans doute parce que l’histoire en elle-même, de par son universalité et le caractère très personnel qu’y voit Welles, cette mention n’apparaît qu’a la fin, comme pour signifier toute la confiance mais sans doute aussi toute la pression qu’a eu le cinéaste américain de donner à voir une histoire insidieuse, dure et cauchemardesque.

Le Procès (1962) & Vérités et Mensonges (1975) sont à retrouver en salles à partir du mercredi 8 février. Merci encore à Potemkine qui a supervisé la restauration. 

Rédacteur LeMagduCiné