La ville au cinéma, un personnage à part entière ?

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Réelle ou fictive, connue ou anonyme, contemporaine ou futuriste, la ville occupe au cinéma une place particulière, souvent mésestimée. Pourtant, de Metropolis à Manhattan en passant par le Gotham City de Tim Burton ou Christopher Nolan, elle a non seulement donné lieu à une profusion de plans iconiques, mais aussi offert aux plus grands réalisateurs un cadre protéiforme où toutes les idées peuvent s’exprimer…

Un après-midi de chien s’ouvre sur des plans courts de New York, Playtime redéfinit la topographie de la ville moderne, Zodiac balaie une banlieue résidentielle en travelling latéral. De tout temps, le cinéma a érigé la cité en personnage à part entière, incubatrice d’intrigues diverses ou révélatrice de sociétés aux failles béantes. Que cela soit au sein des quartiers suburbains cossus d’American Beauty ou dans le Los Angeles de faits divers de Night Call, l’Amérique a souvent été revue et corrigée à travers le prisme amplificateur de son espace. Le meilleur exemple reste peut-être le Taxi Driver de Martin Scorsese, ses trajets sans but, circulaires, ne servant à rien d’autre qu’à transbahuter des inconnus et observer avec effroi les « putes », les « camés » et les « racailles » que Travis Bickle maudit intérieurement.

Dans Blade Runner, Ridley Scott marie un récit de science-fiction dystopique, aux rapports humains fortement hiérarchisés, avec une représentation de Los Angeles proprement glaçante : écrans publicitaires géants, ruelles sordides, éruption de flammes, bâtiments gigantesques, renvoyant en seconde intention à la verticalité des relations sociales. A contrario, Manhattan voit Woody Allen adresser une authentique déclaration d’amour à la ville de New York, laquelle apparaîtra vingt ans plus tard diminuée et impersonnelle dans le Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick.

La Dernière séance est une autre leçon de maître quant à l’exploitation du cadre urbain : la ville d’Anarene, balayée par un vent déchaîné, se réduit à un bistrot, un café-restaurant et un vieux cinéma dépeuplé. Si les jeunes y sont frappés de lassitude, s’ils s’adonnent à toutes sortes d’expériences peu vertueuses, c’est avant tout parce que « la ville est bien trop petite pour quoi que ce soit ». Peter Bogdanovich pose sa caméra là où l’enthousiasme semble s’être à jamais dissipé : le coach sportif est cocufié dans un triangle amoureux impliquant l’une de ses ouailles, un embrigadement en Corée a plus d’attrait pour la jeunesse qu’un avenir à Anarene, le comble de la distinction sociale consiste à coucher avant tout le monde, peu importe où et avec qui pourvu qu’on obtienne la primeur de la chair. Mother a un traitement tout aussi désenchanté, mais encore plus dramatique, de son espace : la petite communauté y étant portraiturée étouffe sous des secrets malsains, tandis que les principales institutions environnantes – dont la police et la justice – semblent accablées d’incompétence et de corruption.

La ville est partout, et pas seulement en filigrane

Le Voleur de bicyclette, Bons baisers de Bruges, Pépé le Moko, Enemy, Le Tombeau des lucioles, Rocky, After Hours, Le Pianiste, À tombeau ouvert, Night on Earth, Les Quatre cents coups, Inception, Chinatown, Gremlins, Kiki la petite sorcière, Batman : longue est la liste des longs métrages où la ville s’arroge un rôle-phare. Dans les années 1930 déjà, King Kong lâchait un gorille géant dans une métropole surpeuplée, tandis que Charlie Chaplin filmait dans Les Lumières de la ville une place, une inauguration publique, des rues plus ou moins fréquentées, des avenues commerçantes, une discothèque ou encore une salle de boxe. Avec Alice dans les villes, de Wim Wenders, le spectateur arpente les États-Unis au rythme du héros, puis parcourt plusieurs agglomérations européennes en sa compagnie, ainsi qu’avec une fillette qu’il a prise sous son aile.

Plusieurs classiques du septième art se distinguent par l’attention particulière qu’ils accordent au cadre urbain : en plus des films déjà cités, on trouve Casablanca, M le Maudit, Rome, ville ouverte, L’Homme à la caméra, New York 1997, Soleil vert ou L’Étrangleur de Boston. Dans Allemagne, année zéro de Roberto Rossellini, les façades des immeubles sont éventrées, les rues en ruines, le paysage poussiéreux et désolé. Les images de Berlin en décrépitude, détruite par la guerre, donnent le la : ce ne sont pas seulement un régime politique ou une économie qu’il est urgent de reconstruire, mais aussi les cités allemandes, anéanties, et les êtres qui les peuplent, esquintés et durablement tourmentés. Dans Metropolis, Fritz Lang crée une ville immensément verticale, très étendue, où la mobilité et les flux de circulation ont lieu sur différents niveaux, ce qui inspirera notamment le développement du quartier d’affaires Mériadeck à Bordeaux.

La cité, rétro-futuriste, post-apocalyptique ou révélatrice de son époque

Plus récemment, Brad Bird a placé un géant de fer dans une bourgade sans histoires, Woody Allen a mis à l’honneur Paris ou Rome dans des comédies dramatiques, Zootopie a immortalisé une ville multiforme aux quartiers communautaires, Drive a altéré la perception de l’habitat par une vitesse folle, 2046 a baigné la métropole dans un rétro-futurisme forcené et The Host a rendu Séoul hystérique suite à l’irruption d’une bestiole inconnue et ineffable. À chaque fois, la cité revêt une importance narrative considérable, quadrille ou amorce les enjeux, produit elle-même un méta-discours ou redouble les coutures scénaristiques imaginées par les auteurs et réalisateurs.

Le Cinquième élément prend le parfait contrepied de Blade Runner dans sa représentation d’un urbanisme grouillant et coloré, dans lequel tous les protagonistes se fondent. Dans la saga Retour vers le futur, l’évolution de la place de Hill Valley, la ville natale de Marty McFly, reflète à elle seule les nombreuses époques traversées : elle est d’abord piétonne, puis bétonnée et transformée en parking et enfin végétalisée pour flatter le marcheur et chasser les véhicules hors du centre-ville. La Planète des singes : l’Affrontement ou Je suis une légende montrent quant à eux les ravages du temps sur des métropoles laissées en jachère, à l’état d’abandon, où l’activité humaine a été réduite à sa portion congrue. Ce qui en découle constitue à chaque fois un argument scénaristique important : dans le premier, la recherche d’un barrage hydroélectrique ordonne la rencontre entre les espèces humaine et simienne, ce qui préfigure la guerre à venir ; dans le second, New York voit la nature reprendre ses droits, à tel point que des animaux sauvages arpentent des avenues dévastées désormais inhabitées.

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