Les éditions Delcourt publient Clear, de Scott Snyder et Francis Manapul. Les auteurs nous immergent dans un futur dystopique où les gens n’ont plus aucune prise avec la réalité, devenue insupportable à leurs yeux. Les paradis artificiels prennent la forme d’un voile personnalisé synonyme d’œillères addictives.
Clear se démarque par sa capacité à interpeller le lecteur sur les questions de réalité et de virtualité. Les auteurs développent un univers noir et captivant, une dystopie où l’homme a compromis son rapport au monde en recourant à de nouvelles technologies conditionnant son expérience de vie. Les individus de ce futur proche habitent en effet une société où la réalité est constamment altérée par les filtres numériques. Ancien policier devenu détective privé, Sam Dune vit à l’ancienne, en mode « clear », et se confronte chaque jour à un monde qui va à vau-l’eau. Son enquête sur le prétendu suicide de son ex-femme ne va pas tarder à chambouler toutes ses certitudes…
Le style visuel de Manapul figure sans conteste parmi les aspects les plus marquants de Clear. Au cordeau, affirmé, il implique une utilisation ingénieuse des couleurs et des contrastes, ainsi qu’une vraie science du cadre et du mouvement. Les illustrations sont d’une grande expressivité, rendant les personnages et les situations particulièrement vivants. Certains des moments définitoires de l’album passent sans conteste par la mise en ostension des rapports complexes et douloureux qui existent entre les personnages et les technologies qu’ils utilisent. Snyder et Manapul portraiturent une humanité incapable de faire face aux conséquences de ses actes et se voilant (littéralement) la face.
« Nous avons des robots, des automs qui s’occupent des boulots que l’on refuse. Et des voiles pour cacher ce que l’on ne veut pas voir. » Alors que le monde occidental peine à se relever du mardi rouge qui a vu la Russie envahir la Pologne, la Chine s’emparer de Taïwan et la Corée du Nord faire des siennes, les hommes ont choisi de se retrancher, de façon pathétique et définitive, dans des paradis artificiels d’intermédiation algorithmique. Clear établit un parallèle évident entre la drogue et les voiles. Après tout, quoi de plus proche du soma du Meilleur des mondes (Aldous Huxley, 1931) que ces filtres anesthésiants ? Tous deux ont la capacité de s’affranchir des réalités pour plonger leurs utilisateurs dans des sommeils paradisiaques.
Les dilemmes moraux pleuvent comme des pièces dans une machine à sous. Sam Dune et son ex-femme ont perdu un enfant dans des circonstances tragiques, ce qui amène à une réflexion sur les usages de ces voiles. Mais Scott Snyder et Francis Manapul ont l’habileté de tromper nos attentes en faisant d’une fausse piste la voie royale vers une révélation finale venant ajouter de l’horreur au désespoir. Car si elle se rend délibérément aveugle, l’humanité n’a pas oublié de perpétuer certains des crimes les plus abjects de son histoire…
Graphiquement superbe, thématiquement inventif, fort d’un personnage torturé et finement caractérisé, Clear aboutit à un bel équilibre entre les scènes d’action et les moments d’introspection. S’il fait penser par moments à Tokyo Ghost, il se rapproche aussi des dystopies classiques. N’y a-t-il pas d’ailleurs un Miniver (1984, George Orwell) réécrivant l’Histoire derrière chaque filtre ? Et un état d’ignorance permanent proche de celui aperçu dans le Fahrenheit 451 de Ray Bradbury ? S’il lui manque l’épaisseur de ces illustres aînés, l’album de Scott Snyder et Francis Manapul n’en demeure pas moins captivant.
Clear, Scott Snyder et Francis Manapul
Delcourt, mars 2023, 160 pages