Les éditions Philéas publient une adaptation dessinée du classique d’anticipation Fahrenheit 451, de Ray Bradbury. Tim Hamilton parvient à extraire la sève dystopique d’un récit où des masses maintenues dans l’ignorance arborent une docilité devenue tautologique.
Du Meilleur des mondes à 1984, de nombreuses contre-utopies se sont appuyées sur l’infantilisation des citoyens et l’appauvrissement de leur esprit critique pour façonner un avenir cauchemardesque, où la servitude volontaire allait de pair avec l’endoctrinement et l’incapacité à prendre du recul sur la plupart des grandes questions philosophiques. En adaptant le roman dystopique de Ray Bradbury Fahrenheit 451, Tim Hamilton donne une tonalité sépulcrale, dominée par les teintes jaunes et bleues, à une société rendue au dernier degré de l’ignorance.
Guy Montag, le personnage principal, est un pompier oublieux du passé. En cela, rien ne le distingue de ses collègues, ou de sa compagne Mildred. Tous privilégient les futilités aux idées, une « famille » reconstituée sur des murs-écrans au spectacle, sinistre, de la marche du monde. Dans ce futur ayant fait fi de la culture et du savoir, les soldats du feu ont pour mission de perpétrer des autodafés là où ont été conservés des livres depuis longtemps prohibés par les pouvoirs publics. La démocratie elle-même constitue une farce mi-tragique mi-pathétique : on verra ainsi, dans cette adaptation, Mildred et ses amies discourir au sujet de l’apparence des candidats aux élections, mais jamais du programme que ces derniers sont supposés porter.
Un point de bascule apparaît tôt dans le récit. Guy rencontre sa nouvelle voisine, Clarisse, qui exerce sur lui une fascination immédiate. Par des voies détournées, elle insinue un doute dans l’esprit du pompier. Peut-il vraiment se déclarer heureux ? Quel est le sens du travail qu’il effectue aveuglément depuis plus de dix ans ? En condamnant tout accès à la culture, les autorités de Fahrenheit 451 ont engendré plusieurs présupposés : les livres seraient source d’inégalités et de détresse, le monde se porterait mieux sans ces objets anxiogènes et contrevenants à l’ordre social et public, les détenteurs de bouquins attentent à la société dans son ensemble et méritent de ce fait d’être poursuivis – voire de périr dans les flammes.
George Orwell imaginait une réécriture perpétuelle des faits dans 1984. Fahrenheit 451 pousse la logique encore plus loin, en empêchant la mémoire d’exercer ses droits. Tout doit disparaître au profit d’une société sans idée ni relief, ânonnant une rhétorique aussi falsifiée que celle ayant cours dans Le Meilleur des mondes. Il est intéressant de noter que ce nivellement critique et intellectuel par le bas passe chez Ray Bradbury par la télévision, les jeux, mais aussi des chiens mécaniques lancés aux trousses des résistants-délinquants. Si la lecture est érigée en acte antisocial, en crime contre la société, l’anesthésie des esprits dans le formol télévisuel et sportif se trouve en revanche encouragé.
La dimension paranoïaque du récit de Ray Bradbury trouve une synthèse visuelle parfaite sous les traits inspirés de Tim Hamilton. Bien que le roman soit dépouillé de certaines de ses nuances, l’essentiel de son propos demeure clairement exposé dans cette adaptation sérieuse et menée de main de maître. Mildred n’hésite pas à sacrifier sa famille en dénonçant son mari pour le bien de la « cause », le capitaine Beatty apparaît dans toute sa verve tragique et Faber y fait office de conscience personnifiée, sur laquelle seront bientôt bâties la révolte et l’indépendance d’esprit de Montag. Il n’en faut pas plus pour faire de cet album un indispensable.
Fahrenheit 451, Ray Bradbury et Tim Hamilton
Philéas, janvier 2023, 152 pages