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« Le Meilleur des mondes » : l’individu effacé, la communauté exacerbée

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Dans son Anthologie des dystopies, l’écrivain français Jean-Pierre Andrevon distingue quatre romans séminaux : Le Talon de fer de Jack London, Nous d’Ievgueni Zamiatine, 1984 de George Orwell et, objet de notre étude, Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley. Ce dernier fut rédigé en 1931 et publié en 1932, pendant la Grande Dépression. Il apparaît donc antérieur au nazisme, à la Seconde guerre mondiale et à la contre-utopie orwellienne susmentionnée. Dans une anticipation éclairée, Huxley va toutefois en préfigurer certains aspects, tout en allant recueillir chez Platon ou dans la philosophie utilitariste des concepts aussitôt parés d’une noirceur crépusculaire.

Dans son Introduction aux principes de morale et de législation, Jeremy Bentham avance l’hypothèse suivante : « La nature a placé l’humanité sous l’autorité de deux maîtres absolus : le plaisir et la douleur. » À ses yeux, le bonheur individuel et la prospérité collective demeurent par ailleurs indissociables. L’utilitarisme fait en effet de la recherche du premier le fondement de la seconde. Et c’est l’observation des règles morales qui permettraient d’éviter les nuisances que tendent à s’infliger réciproquement les hommes. Héritier et critique de Bentham, le philosophe et économiste britannique John Stuart Mill argue à son tour que « les actions sont bonnes ou sont mauvaises dans la mesure où elles tendent à accroître le bonheur, ou à produire le contraire du bonheur ». Tous ces éléments nervurent la dystopie d’Aldous Huxley. Le Meilleur des mondes portraitise un État mondial où la douleur a été anesthésiée par une drogue de synthèse, le soma. Spécieusement présenté à tous comme un médicament, ce dernier constituerait une sorte de « christianisme sans larmes ». Le Docteur Shaw avance même que « tout congé pris par le soma est un fragment de ce que nos ancêtres appelaient l’éternité ». La moindre contrariété est ainsi immédiatement boutée hors de l’esprit, la plus infime douleur irrémédiablement annihilée, le doute le plus quelconque rejeté à jamais, l’extase artificielle se greffant aux individus comme une seconde peau. Des deux « maîtres absolus » identifiés par Jeremy Bentham ne subsiste que le plaisir. Les règles morales, elles, se voient inculquées au forceps. Elles servent d’assise à une devise édifiante quant aux fondements de l’État : « Communauté, identité, stabilité. » Il n’en ressort qu’un bonheur produit sous forme d’ersatz, manufacturé dans les usines de la contre-utopie, imposé à tous sans distinction, avec pour seul effet d’aplanir les aspérités individuelles. Est-ce là la « bonne action » que décrit John Stuart Mill ?

Conditionnement
Le bonheur artificiel qu’Aldous Huxley a imaginé dans Le Meilleur des mondes repose sur des mécanismes complexes de régulation sociale. Les individus sont couvés en flacon, décantés et conditionnés. À l’existentialisme sartrien est préféré un déterminisme génétique irréfragable. La reproduction sexuée apparaît comme le symbole suranné – et grossier – d’un mode de vie révolu. La viviparité a été abandonnée, le mot père est décrit comme « comiquement ordurier » et la simple évocation de la famille nucléaire classique provoque parmi les habitants de l’État mondial l’indignation, voire la nausée. Le sexe, devenu un divertissement générique, est recommandé et pratiqué dès l’enfance. Tout un système de valeurs s’est vu renversé. Quand Lenina confesse avoir eu le même amant durant plusieurs semaines, elle subit la réprobation de Fanny, l’une de ses amies. Les nouvelles conventions sociales, surveillées comme le lait sur le feu, ont pour effet de rendre toute relation éphémère, purement charnelle et détachée du moindre sentiment. Ainsi, « chacun appartient à tous les autres ». Il n’existe ni exclusivité ni amour. Un enseignement nocturne conditionne les individus à cette promiscuité sexuelle, mais aussi, nous le verrons, au rôle auquel la société les astreindra. Les règles morales chères aux utilitaristes se voient ainsi transmises par voie hypnopédique. Certaines modalités de ces leçons de nuit sont explicitées dans le roman. La substruction d’une existence réglée comme du papier à musique peut alors prendre cette forme : « Cent répétitions, trois nuits par semaine, pendant quatre ans. Soixante-deux mille quatre cents répétitions font une vérité. » Le bonheur huxleysien est un conditionnement, et c’est précisément en cela qu’il apparaît factice et dangereux. L’auteur a supprimé de ce nouveau monde dystopique toute spontanéité, toute incertitude, tout trouble. L’eugénisme fabrique et mathématise les individus ; les drogues, l’hypnopédie et les succédanés (notamment de grossesse ou de passion violente) règlent et dérèglent leur psyché ; l’injonction de se conduire « comme un bébé en flacon » durant son temps libre prévient tout questionnement dérangeant ; enfin, la vieillesse et ses fardeaux, longtemps perçus comme une fatalité, se voient réduits à de lointains souvenirs…

Prédestination sociale
Dans la République de Platon, la relation de l’unité au tout est primordiale : l’individu n’est autre qu’une cellule immergée dans un corps social. Ce dernier se trouve lui-même composé de trois castes : les producteurs, les gardiens et les magistrats. Des considérations proches irriguent Le Meilleur des mondes. Dans la dystopie d’Aldous Huxley, « chacun travaille pour tous les autres », si bien que la collectivité l’emporte toujours sur l’individu, dont les besoins propres se voient systématiquement bridés et réprimés. La société de l’État mondial se divise en cinq factions génétiquement déterminées : les Alphas, grands et avenants, forment l’élite dirigeante et intellectuelle ; juste en dessous d’eux se trouvent les Bêtas, des travailleurs qualifiés doués de compétences précieuses ; les Gammas constituent les classes intermédiaires ; les Deltas et les Epsilons, associés à une apparence modeste et rebutante, représentent les deux classes les plus basses et sont « programmés » pour exécuter, sans sourciller, les tâches les plus ingrates. Chaque caste possède deux sous-catégories : Plus et Moins, selon la qualité des individus qui la composent. Huxley a imaginé une aristocratie et une servitude volontaire poussées à leur paroxysme. En aucun cas, dans un État mondial surdéterminé, le pouvoir ne pourrait échapper aux Alphas : génétiquement conçus pour diriger, ils possèdent en outre des compétences littéralement tuées dans l’œuf parmi les autres castes. Personne, d’ailleurs, n’y trouve rien à redire : les membres des classes inférieures ont été conditionnés, pendant et après leur conception, pour se complaire dans leur travail et se satisfaire de leur statut. Chacun répond favorablement aux stimuli d’une voix intérieure, annonciatrice de la double-pensée orwellienne, rappelant que les Alphas, supérieurs par principe, méritent le pouvoir dont on les nantit et que tout individu, quel que soit son rang, contribue par son labeur à l’épanouissement et la prospérité de la société tout entière. Dans « le meilleur des mondes », les inégalités sont à ce point intériorisées qu’elles ne font même plus l’objet de discussions. L’Administration y veille en exploitant le savoir-faire de ses services : Metteurs-en-Flacons, Fécondateur Général, Contrôleurs de la bokanovskification ou Ingénieurs en émotion contribuent tous, d’une manière ou d’une autre, à la prédestination sociale. La famille étant désuète et désormais taboue, c’est à l’État qu’il revient d’éduquer sa progéniture dans un ultime effort d’apprivoisement. Et Huxley d’explorer notamment, le temps de quelques lignes, l’implantation d’un réflexe pavlovien hostile à la lecture.

Effondrement culturel
Car à l’instar de P.D. James, Alan Moore ou Ray Bradbury, l’écrivain britannique lie le sort de la culture à celui de la civilisation. Le lecteur apprend ainsi tour à tour que deux mille « fanatiques de culture » ont été gazés au British Museum, que la Bible et Shakespeare sont censurés et que le Cinéma Sentant, c’est-à-dire sensitif, constitue le dernier divertissement à la mode – un honneur qu’il partage avec la Musique Synthétique. Les arts semblent sacrifiés sur l’autel du consumérisme : « On ne peut pas consommer grand-chose si l’on reste tranquillement assis à lire des livres. » Les sports y sont quant à eux pleinement assujettis : on n’en pratique de nouveaux que s’ils nécessitent l’achat d’un équipement pléthorique. Dans une société rendue au dernier degré de l’absurdité, les vêtements sont jetés plutôt que reprisés et l’Administration cherche à promouvoir des déplacements inutiles… pour que puissent prospérer les gestionnaires et prestataires du secteur des transports. Mais l’État mondial a beau être régi par des dispositifs minutieusement réglés, sa surface se lézarde parfois. En s’émancipant par leur singularité d’une masse en tous points diffuse, Bernard Marx (Claude Bernard/Karl Marx) et Helmholtz Watson (Hermann von Helmholtz/John Watson) prennent conscience de leur individualité. Le premier, en raison d’une taille inférieure à son rang, est diminué physiquement ; le second, par ses raisonnements iconoclastes, apparaît accentué intellectuellement. Bernard pense que son apparence l’empêche d’exercer pleinement les privilèges dus à sa caste ; Helmholtz ressent un manque qui le frustre dans son travail d’écrivain. Leur extraction involontaire de la norme les mène à l’inconfort et aux dissonances cognitives. Ainsi, Bernard peine à entrer en transe et doit simuler l’extase lors des Offices de Solidarité (sorte de nouvelle religion). Il préfère l’intimité à la foule, une aberration sur laquelle les arguments rationnels n’ont plus aucune prise. Helmholtz, de son côté, se montre de plus en plus convaincu de la vanité de ses écrits, comme si quelque chose de plus profond et essentiel flottait autour de lui sans qu’il puisse en discerner la forme ou en saisir l’essence.

Du second degré en dystopie
La dystopie d’Aldous Huxley procède volontiers par allusions. Les exclamations religieuses se voient substituées par l’invocation de « Notre Ford » ou de « Notre Freud », plaçant de facto l’État mondial sous le patronage d’Henry Ford et de Sigmund Freud, soit l’alliance objective d’un capitalisme productiviste triomphant et d’une psychanalyse capable de percer l’inconscient. Pour dépeindre le « meilleur des mondes », le romancier britannique a recours à un humour parfois provocant. Des personnages comme Benito Hoover, Herbert Bakounine ou Darwin Bonaparte disent beaucoup par le seul fait de leur identité civile. Rappelons qu’Herbert Hoover était en poste au moment de la Grande Dépression, que Benito Mussolini fut le père du fascisme et que le darwinisme est généralement entendu comme un processus de sélection naturelle favorisant les sujets les mieux adaptés à leur environnement. Les femmes les plus séduisantes sont par ailleurs décrites comme « pneumatiques », une appellation utilitariste et « objetisante ». Des « exercices malthusiens » visent à prévenir d’éventuelles grossesses. Tout manquement aux devoirs peut mener à une rétrogradation consistant par exemple pour un travailleur à « être transféré dans un sous-centre de la catégorie la plus basse ». Le système de castes ne repose pas seulement sur des attributs physiques et intellectuels ; il s’exprime aussi par des journaux ou des habitats spécifiques, voire par une unicité génétique là où les classes les moins favorisées voient le jour par cargaisons entières de jumeaux. Dans un État mondial cadenassé, où l’eugénisme atteint des proportions qui resteront insoupçonnées même dans l’Allemagne nazie, des réserves à sauvages ont été soustraites à la « civilisation » en raison de conditions climatiques ou géologiques hostiles. Il est d’ailleurs ironique que les principales leçons du Meilleur des mondes soient précisément dispensées par John, un sauvage lisant Shakespeare et doué d’une sensibilité depuis longtemps tombée en désuétude. Il l’est tout autant que les expériences révolutionnaires de Chypre (île exclusivement peuplée d’Alphas) ou d’Irlande (avec des journées de travail raccourcies) aient respectivement débouché sur une guerre civile et une consommation accrue de soma. Un monde génétiquement mathématisé est-il à ce point incapable d’adaptabilité ? Un élément permet certainement de le soutenir : Aldous Huxley envoie les libres penseurs sur des îles, avec la perspective unique de satisfaire leur curiosité pour les sciences ou les arts. Une ségrégation spatiale qui tend à démontrer que la civilisation – culture, savoir, communication, Lumières – s’avère ostracisée par ceux se revendiquant pourtant les plus civilisés.

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