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« 1984 » : le roman-phare de George Orwell en bande dessinée

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

S’il est un roman d’anticipation faisant écho aux années Trump, c’est bien 1984, de George Orwell. Peu après l’élection du président républicain, l’ouvrage caracolait en effet en tête des ventes sur Amazon. À bien des égards, la novlangue a été twitterisée par l’ancien magnat de l’immobilier, tandis que ses mensonges à répétition pouvaient évoquer les réécritures historiques du « Miniver », le ministère de la Vérité orwellien. Aux éditions Soleil, Jean-Christophe Derrien et Rémi Torregrossa portent en phylactères et vignettes l’une des dystopies les plus importantes de l’histoire de la littérature.

On le sait, et cela a été à nouveau énoncé à travers plusieurs ouvrages récents, George Orwell était davantage un visionnaire saisissant l’air du temps qu’un théoricien à la pensée politique finement articulée. 1984 n’en figure pas moins en bonne place parmi les contre-utopies les plus vertigineuses jamais écrites, aux côtés de Nous, Le Meilleur des mondes ou Le Talon de fer. Il faut dire que les prémonitions orwelliennes se sont pour partie vérifiées, et notamment à travers la récente vague populiste qui a traversé le monde et s’est cristallisée aux États-Unis : Donald Trump a promu sur Twitter le raisonnement politique en 280 caractères quand la novlangue appauvrit dans 1984, d’une manière semblable, le champ de la pensée ; il n’a cessé de mentir aux Américains (comme l’a démontré le New York Times dès juin 2017) quand le Miniver s’évertue dans le roman de George Orwell à transformer touche par touche l’histoire de l’Océania.

Le travail d’adaptation de Jean-Christophe Derrien et Rémi Torregrossa a tout de l’exercice d’équilibriste : il s’agit de restituer l’essentiel d’un roman aussi dense que vénéré dans une bande dessinée d’à peine 120 pages. Ils y parviennent en restant fidèles au propos de George Orwell, en ne l’amputant qu’à la marge et sans incorporer de larges pavés textuels au sein de leurs planches. Il s’agit là d’une belle réussite. Le travail graphique y a évidemment son importance. On découvre dès les premières pages une urbanité désenchantée, à base de drones, de déchets, de fumée ou d’affiches et de banderoles indiquant « Big Brother is watching you ». On observe un peu plus loin d’immenses espaces de travail collectifs attestant en quelques vignettes que le Ministère de la Vérité réécrit l’histoire de l’Océania à une échelle industrielle. On remarque enfin que les couleurs ne sont employées qu’avec parcimonie, et toujours dans l’objectif de souligner une liberté recouvrée par la transgression : il en va ainsi des rencontres entre Winston Smith, le héros, et Julia, sa maîtresse, ou du livre d’Emmanuel Goldstein, un opposant politique qualifié lors de cérémonies de haine de « traître » et de « cochon ».

Ce qui fait l’étoffe de l’Angsoc, le régime politique de l’Océania, a évidemment voix au chapitre : les télécrans invasifs surplombent des appartements rudimentaires ; la délation est telle que des enfants endoctrinés dénoncent les paroles prononcées par leurs parents pendant qu’ils sommeillent ; le journal secret de Winston Smith pourrait lui valoir la mort (la « vaporisation ») pour « crime par la pensée » ; le Ministère de l’Abondance trafique ses statistiques pendant que le peuple manque de tout (et notamment de lames de rasoir) ; la pendaison de prisonniers politiques prend des airs de spectacle de foire ; les chansons, les journaux, les livres sont adaptés à chaque type de population ; la loterie, qui fait rêver les prolétaires, est un opium qui ne récompense que des gagnants fictifs… La société décrite par cette bande dessinée est proprement glaçante. « Presque tous les enfants sont horribles. Ils adorent le parti. Tout cela est pour eux un grand jeu. » Winston, le héros de l’histoire, éprouve « du mépris, de la haine, du dégoût pour tout ce cirque ». Son travail consiste à réécrire l’histoire, car « le passé doit servir l’avenir ». Il résiste cependant lui-même aux dogmes rabâchés par le parti, tels que : « Guerre = Paix. Liberté = esclavage. Ignorance = force. » Il se souvient des personnes vaporisées et expurgées des archives. Des guerres passées effacées pour rendre celles actuelles intemporelles. Sur la production est exprimé : « Nous manquons toujours de quelque chose, de boutons, de lacets, de souliers. » Sur la rétraction du vocabulaire : « Le but de Big Brother est tellement simple… Il veut restreindre les limites de la pensée. »

Jean-Christophe Derrien et Rémi Torregrossa déshumanisent le monde de 1984 à l’image de ce que proposait George Orwell. Les naissances ont lieu par insémination artificielle, le sexe étant interdit entre membres du parti. Les classiques de la littérature sont novlanguisés. Les prolétaires sont dénués de pensée politique structurée, « ils sont juste du bétail en liberté ». « Le parti prétend les avoir délivrés, tout en les considérant comme des inférieurs naturels » et, en outre, « la vie vécue n’a rien à voir avec les idéaux du parti ». Les courriers ouverts et inspectés, les drones survolant les rues, la mémoire collective reconfigurée par les manipulations du parti, les Églises reconditionnées, les relations sociales surveillées, les collègues proches dont on ignore jusqu’à le nom : tout ce qui peut s’apparenter à un espace intime, interpersonnel ou de liberté est strictement encadré par l’Angsoc…

Pour qui voudrait découvrir 1984, cette bande dessinée constitue une entrée en matière très recommandable. Agréable à lire, jamais ampoulée, elle se compose de la même chair que le roman d’anticipation de George Orwell, dont elle parvient sans mal à saisir toutes les aspérités politiques. En 120 pages, on pouvait difficilement faire mieux.

1984, Jean-Christophe Derrien et Rémi Torregrossa
Soleil, janvier 2021, 120 pages

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