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Le Soulier de Satin, de Paul Claudel : le désir et le salut

Il faudra sept ans d’écriture pour que Paul Claudel, ambassadeur de France au Japon (entre autres) et frère de Camille Claudel, achève ce qu’il considérait comme l’aboutissement de son oeuvre théâtrale, ce monumental Soulier de Satin.

Sur bien des aspects, le Soulier de satin est une oeuvre déroutante, complexe, protéiforme, insaisissable, une oeuvre unique dans le théâtre français pourtant foisonnant du XXème siècle. Déjà par sa forme.
C’est bien connu, Le Soulier de satin est une pièce de théâtre d’une dimension rare. 500 pages de texte, des représentations qui durent une demi-journée (ou des versions courtes qui ne font que 6 ou 7 heures) : Claudel semble faire tout, de prime abord, pour décourager le lecteur/spectateur qui oserait s’aventurer dans son oeuvre. Ici, les règles classiques sont atomisées : “La scène est le monde”, écrit Claudel, et, de fait, nous nous retrouvons en Espagne, au Maroc, en Italie, en Amérique, changeant parfois de continent d’une scène à l’autre (surtout dans la 3ème journée). De même, la durée de l’action est impressionnante : l’histoire s’étale sur environ un quart de siècle.
Le format du Soulier de Satin renvoie directement aux pièces baroques espagnoles. Une forme qui, du coup, est en conformité avec le cadre spatio-temporel de la pièce : nous sommes à la fin du XVIème, “peut-être au début du XVIIème siècle”, alors que l’Espagne est une puissance mondiale. L’heure est aux grands aventuriers, aux explorateurs et aux grands voyages, ce qui n’était sans doute pas pour déplaire au diplomate qu’était Claudel. Dans la 4ème journée, au détour de quelques répliques, il nous montre à quel point il connaît et il aime le Japon, par exemple (il était ambassadeur de France à Tokyo au moment de l’écriture de la pièce).
Pour ajouter encore à cette aspect très disparate, très morcelé, il faut dire aussi que la pièce alterne scènes tragiques et scènes burlesque, langage trivial et passages poétiques.
Dans une sorte de préambule, Claudel écrit que “le désordre fait les délices de l’imagination”. A priori, Le Soulier de Satin semble être une mise en application de ce principe. Tout ici semble donner libre cours à l’imaginaire : les aventures, les voyages, les couples romantiques, la cours d’Espagne, l’Invincible Armada, les Saints et les Anges, la Lune, etc.
De fait, tout semble réuni pour qu’une représentation sur scène soit, au moins, très compliquée, voire impossible. L’extrême diversité des décors, qui changent d’une scène à l’autre, doit compliquer considérablement la tâche d’un metteur en scène…

Tout cela est donc le cadre. Mais que se passe-t-il précisément dans Le Soulier de Satin ?
Ben, plein de choses. L’oeuvre est foisonnante, elle englobe de nombreuses actions, accomplie par de très nombreux personnages. D’où cette impression de dispersion qui ne peut que nous gagner à la lecture de la pièce. Il faudrait sans doute une lecture plus en profondeur, voire de multiples lectures, pour trouver une unité sous-jacente, mais sur un aspect superficiel, ça fait désordre.
De cela ressortent deux protagonistes, Doña Prouhèze et Don Rodrigue. On peut dire que leur liaison sert de fil rouge à l’ensemble de la pièce. Une liaison interdite, puisque Prouhèze est mariée à un haut dignitaire du royaume espagnol. Et Prouhèze en a conscience, et Claudel en profite pour reprendre le thème majeur des tragédies : le conflit entre le désir et la morale. Le désir charnel qui pousse au péché d’adultère.
C’est donc une vie condamnée qui paraît attendre Prouhèze et Rodrigue. Une union désirée qu’il ne peuvent assouvir. Un amour qui résonne même à travers les milliers de kilomètres de l’Atlantique et qui semble menacer le royaume dans son ensemble.
Car les conséquences semblent aller bien au-delà de la simple morale individuelle. D’abord parce que, nous le savons tous, Claudel était profondément croyant, et que ces questions de morale auront forcément leur influence sur la survie de l’âme. D’ailleurs, ce conflit intérieur des personnages a une résonance dans le surnaturel. De même que, dans les épopées antiques, les divinités intervenaient dans les actions humaines, de même, dans ce drame moderne et chrétien, les Anges et les Saints patrons viennent donner leur avis, parlementer avec les personnages, voire même les sauver. L’histoire des deux amoureux se joue donc sur plusieurs niveaux.
Mais les conséquences sont aussi politiques. Pour l’amour de Prouhèze, Rodrigue n’hésite pas à mettre en cause sa fidélité au royaume. La pièce va beaucoup se jouer sur la rencontre entre ces deux terrains, le désir et la politique. Pire : alors que Prouhèze est mariée à Don Camille, et qu’ils sont tous deux en fâcheuse posture à Mogador, assaillis par les Maures, Rodrigue refuse de leur venir à l’aide et reste au large (à espérer sa chute ?).
Chute politique ? Chute territoriale ? Chute morale ? Déchéance personnelle, comme celle qui a touché Rodrigue dans la 4ème et dernière journée ? Tout se combine en une action qui se déroule sur plusieurs niveaux, dans plusieurs plans.

“Le pire n’est jamais sûr”, écrit Claudel en exergue de sa pièce. A priori, à la lecture de la pièce, on pourrait se demander quel est le rapport entre cette citation et l’action de l’oeuvre. Et pourtant…
Une fois de plus, ramenons-nous au contexte chrétien. Dans cette histoire d’amour interdite et de désirs impossibles à réprimer, le salut de l’âme est, bien entendu, une question primordiale. Le monde est régulièrement décrit comme le Purgatoire : certes, ce n’est pas le lieu des plaisirs, mais ce n’est pas non plus l’Enfer, et il y a une possibilité de s’en sortir en s’élevant vers le ciel. C’est justement ce que, symboliquement, l’ange propose à Prouhèze. Un sacrifice qui permettrait de la sauver elle et surtout, en fin de compte, de sauver Rodrigue.
Si Prouhèze se sauve en acceptant un sacrifice par amour, Rodrigue sera sauvé, lui, par l’humilité de sa condition finale. A eux deux, les amants regroupent les images christiques : elle donne sa vie pour quelqu’un d’autre, et lui est finalement vendu pour une somme modique, puis enchaîné et humilié.
Ainsi, cette déchéance n’est pas accompagnée par des sentiments pathétiques : comme le remarque un des soldats chargés de le garder dans l’antépénultième scène, Rodrigue continue à avoir une attitude royale, une fierté, même au fond de la chute. Parce que, dans un mouvement paradoxal que seul permet d’expliquer la théologie chrétienne, cette chute sociale est une ascension spirituelle.

Cette histoire des amants séparés, qui ne se joindront qu’une seule fois et ne consommeront jamais leur amour, sert de colonne vertébrale à la pièce, mais autour de cette tragédie du désir et du salut, Claudel entremêle d’innombrables autres histoires, la plupart n’étant que des anecdotes qui n’occuperont qu’une seule scène mais permettent de multiplier les tonalités, contribuant à faire du Soulier de satin une oeuvre protéiforme aux thématiques universelles : la politique, la quête de pouvoir, la reconnaissance, la mort, l’amour, le conservatisme, le romantisme, etc.
Si Le Soulier de satin n’est pas forcément d’un accès facile, et s’il faut sans doute plusieurs lectures pour en saisir la structure interne, la pièce de Claudel est une oeuvre fascinante, poétique, déroutante.

Le Soulier de satin, Paul Claudel 
Gallimard, décembre 1929, 480 pages