Quand elles content la Seconde Guerre mondiale, les voix off des documentaires historiques résonnent de citations de leurs premiers témoins, ceux qui ont vu et tenté d’écrire. Parmi ces plumes souvent citées, celle de Vassili Grossman, sur le front russe. Pour une juste cause est le récit dans l’ombre d’un autre monument, Vie et destin, narrant la bataille de Stalingrad.
Quand l’histoire joue aux poupées russes, elle enchâsse l’inimaginable dans plusieurs coffres à souvenirs. Dans l’histoire de la guerre, il y a ainsi la Seconde Guerre mondiale. Dans celle du plus meurtrier conflit de l’histoire, il y la bataille de Stalingrad. Probablement la plus folle, démesurée et irrationnelle de toutes les folies martiales. Quand il entreprend l’écriture de Pour une juste cause, Vassili Grossman imagine se poser à l’échelle de la famille Chapochnikov. Alexandra, une veuve et ses filles, leurs époux, leurs fils et leurs amis, dans l’attente d’une longue bataille que tous annoncent mais qui tarde à venir. Autour d’eux, des fermiers, des jeunes hommes voulant entrer dans l’armée, des blessés et des invalides. Pourtant, le roman commence par une fête de famille, celle-là même qui va incarner la confrontation d’un événement avec la comédie humaine : ils attendent quelque chose, qui tarde à arriver. Le lecteur le sait, trépigne, refuse l’échéance que rien ne peut arrêter.
Premier de deux pavés, Pour une juste cause décrit Stalingrad jusqu’en Septembre 1942. Dans ce premier tome, le spectre de la société soviétique de l’époque se décompose et se reconstruit au gré des nouvelles du front, lointaines et déformées. L’armée allemande marche sur l’empire russe et son armée couchée par les purges staliniennes et un équipement vétuste. En ville, dans les hôpitaux, les usines et chez les officiers, on attend l’inéluctable : et c’est toute la force de ce récit qui embrasse toute la société russe sans rien y oublier : Krymov, le commissaire politique, perdu entre plusieurs eaux, Sofia, le médecin militaire : tous apportent à cet écho collectif la grande voix qui manque quand les terribles bilans numériques sont faits. Ces personnages sont bien plus que des morts, même en sursis.
« Aujourd’hui c’est certain, Hitler a gagné en Allemagne, je comprends votre idée ! dit Tchepyguine. Mais il est indéniable que la morale du peuple, la bonté du peuple sont indestructibles, plus forts que Hitler et que sa massue. Le fascisme sera exterminé, et l’homme restera l’homme. Partout, non seulement dans l’Europe occupée par les fascistes, mais en Allemagne aussi ! La morale du peuple ! »
Situé sur un point de bascule personnel et moral pour l’auteur, marqué par le deuil de sa mère et de son fils aîné, Pour une juste cause incarne également celui qui, progressivement, va la mener à la critique du régime soviétique. Acclamé lors de sa première publication en 1952, le roman en devient un ennemi public déclaré, lui qui a pourtant si bien dessiné cette légendaire âme russe assommée de tristesse que les autres histoires n’osent pas accueillir. À l’image d’une grande illusion, en France que tous les laudateurs ont vu dans leurs camps, l’œuvre de Vassili Grossman est devenu un monde à part entière.