Par une mise en scène du racisme et des discriminations, mais aussi par une tonalité politique sans cesse réaffirmée, la nouvelle « Dans la nuit » est constitutive d’une œuvre engagée et dédiée à l’expérience des Noirs dans des sociétés caucasiennes.
À l’instar du sociologue W.E.B. Du Bois ou du journaliste Ta-Nehisi Coates, le romancier Chester Himes a procédé, au cours de sa carrière littéraire, à une précieuse et patiente radiographie de la condition des Noirs. Solitaire, engagé et apatride, celui qui s’est passionné pour les livres durant un séjour en prison s’est employé à dénoncer la ségrégation, le racisme ou encore la promiscuité et l’indigence qui caractérisaient – et souvent, continuent de le faire – ses pairs afro-américains. Dans ses mémoires intitulés Regrets sans repentir, il argue que « tout être humain, quelle que soit sa race, sa nationalité, sa foi religieuse ou son idéologie, est capable de tout et de n’importe quoi ». Cette affirmation est une manière de renvoyer dos à dos des individus qui, bien que sociologiquement différents, demeurent égaux en capacités et en humanité. À cet égard, la nouvelle « Dans la nuit », issue du recueil Le Fantôme de Rufus Jones, s’avère particulièrement édifiante.
Ce texte d’une dizaine de pages met en scène quatre sympathisants communistes dans un cercle non ségrégationné – et décrit comme non représentatif de la société états-unienne. Calvin Scott, environ vingt-cinq ans, est un Noir ayant grandi à Harlem. Il converse avec Andy Kyser, un Blanc originaire de Géorgie et ayant étudié à Los Angeles, ainsi que Carol, la fille d’un homme d’affaires, au sujet du second personnage afro-américain du récit, James « Sonny » Wilson. Ce dernier, plongé dans un profond désarroi, s’est isolé de ses amis. Il vient de recevoir une réponse négative à une candidature envoyée à une entreprise de l’aéronautique. On comprend à la lecture du texte de Chester Himes que cet événement l’a singulièrement meurtri. Le visage marqué par l’amertume, « Sonny » est plongé dans ses cours d’art, pendant que ses trois acolytes se demandent que faire pour le réconforter, lui qui s’est donné tant de mal pour réussir ses examens – au point de sacrifier ses nuits pendant trois longs mois.
Ce qui résulte de « Dans la nuit » ne fait pas un pli : les chances des uns et des autres d’accéder à l’emploi et à la prospérité demeurent inégales dans une société marquée par les inégalités et les discriminations. Mais les nombreuses sophistications de la nouvelle de Chester Himes permettent de tapisser cet état de fait de toute une série de considérations connexes. Il y a d’abord cet « abîme affreux » qui sépare les Blancs et les Noirs, et qui s’avère autant politique et socioéconomique que psychologique. Ainsi, même s’il n’y a rien de personnel là-dedans, la discussion est devenue tout bonnement impossible entre « Sonny » et ses amis blancs. Andy et Carol aimeraient consoler leur ami, mais Calvin les en dissuade : l’état émotionnel du jeune homme rend inopérante toute tentative de prendre langue. Chester Himes va même plus loin en faisant dire à Calvin que « Sonny » doit s’endurcir et enfin prendre la pleine mesure de ce qu’implique sa couleur de peau, « comme s’il admettait l’existence d’un handicap ».
Avec une rare économie de moyens, l’auteur va sonder un pan de l’Amérique à travers le cercle communiste placé au centre de son récit. Calvin Scott a « l’ardeur d’un évangéliste émacié » et une « capacité à formuler socialement la douleur ». Chester Himes le portraiture comme un médiateur bienveillant mais lucide, duquel les émotions « coulent » pour envahir l’assistance. Son aptitude à verbaliser une réalité sociale et à la porter en place publique l’érige en passeur (ici de salon ; dans un autre contexte, de société). Convaincu par la cause communiste, Andy Kyser est cependant mû par les réflexes conservateurs inhérents à son éducation. Éprouvant une « compassion mielleuse pour les Noirs », « comme s’il cherchait à signifier sa parenté de souffrance », il se voit figé dans une « position inconfortable » puissamment évocatrice de ces Blancs engagés dans les luttes des autres. Chester Himes ne dit d’ailleurs pas autre chose en notant qu’« il vit par procuration la grande crucifixion de la peau noire dans l’Amérique blanche ».
Carol est un cas tout aussi intéressant. Décrite comme une figure maternelle, elle aurait cependant orienté cette nature protectrice vers l’égalité. « C’était comme si, au lieu de ses propres enfants, elle allait materner la race noire tout entière ; ou bien encore accoucher, par la grâce de son amour profond, d’un nouvel ordre social. » Le texte est ambigu en ce sens que « materner quelqu’un » tend à le rendre dépendant et inférieur. Cette description s’inscrit cependant dans la pensée d’Octave Mannoni ou de Frantz Fanon, le premier ayant théorisé un complexe de dépendance des populations colonisées et le second une aliénation des Noirs au regard des Blancs. Quoi qu’il en soit, on a ici affaire à un succédané du sauveur blanc, « se mêlant aux Noirs dans leur vie la plus intime comme pour prouver par son exemple que la négritude n’allait pas déteindre ».
Ces préjugés, justement, Chester Himes y fait allusion de manière succincte et détournée. Il évoque le vocable nègre, l’association entre le Noir et la danse (la médecine occidentale a longtemps enfermé les Africains dans des schèmes primitifs et physiques) ou encore la fréquentation d’une plage « aussi réactionnaire que le Texas ». Face à cela, comment réagir ? « Dans la nuit » n’apporte que des réponses partielles et insatisfaisantes : intérioriser les discriminations, recourir à la violence, se désintéresser d’un problème qui concerne avant tout les Blancs (responsables des discriminations)… Carol finit toutefois par énoncer deux solutions parfaitement recevables à la persistance d’une forme de ségrégation : il faut d’une part « éduquer les masses » et d’autre part « briser les préjugés ». Cela demeure toutefois, dans la nouvelle de Chester Himes comme dans la société du XXIe siècle, un vœu pieux.