Docteure en histoire, Delphine Peiretti-Courtis publie aux éditions La Découverte un minutieux tour d’horizon des préjugés formulés à l’encontre des Noirs à travers le temps et sous des dehors scientifiques. C’est à la fois édifiant et passionnant.
Comme le rappellent avec à-propos les premières pages de cet essai, les stéréotypes au sujet des populations noires ont la peau dure. Elles seraient plus résistantes, plus athlétiques, porteuses d’une odeur spécifique, dotées d’un sexe plus développé que la moyenne, mais aussi désavantagées intellectuellement, voire assimilées à des sauvages. De manière assumée, ou parfois sans même s’en rendre compte, il n’est pas rare d’entendre certaines voix autorisées émettre des jugements à l’emporte-pièce sur les individus d’origine africaine, relayant par là des idées qui ont souvent vu le jour il y a des décennies, voire des siècles, sous des dehors scientifiques. L’auteure Delphine Peiretti-Courtis précise : « Au XXie siècle, des cris de singes dans les stades de football aux références à la sexualité des Africains dans les médias, le corps noir, infériorisé, animalisé, hypersexualisé, peine encore à se débarrasser de ces stéréotypes. Ce racisme demeure vivace et tend même à regagner du terrain et à s’exprimer publiquement depuis les années 2000, dans un contexte de repli, de haine et de retour des extrêmes dans le champ politique, en Europe et ailleurs. Pour mieux comprendre la rémanence de ces visions, ce livre propose un voyage dans le temps, un retour aux origines de la construction des préjugés raciaux sur les corps noirs. »
Degré de civilisation, capacités intellectuelles, sexualité, maternité, stéatopygie, résistance à la chaleur, au travail physique, voire aux conditions climatiques extrêmes, cheveux, peau, projection des mâchoires, traits du visage : nombreuses sur les caractéristiques physiques, culturelles et cognitives à avoir été passées en revue par les scientifiques, de brousse ou de cabinet, au cours de l’histoire. Toutes sortes de jugements ont été projetés sur les populations africaines, souvent dans le but inavoué de servir un storytelling politique justifiant l’esclavage, le colonialisme ou, de manière plus générale, l’infériorisation des Noirs. C’est le médecin hygiéniste Jean-Noël Hallé affirmant que la peau des Africains « est souvent couverte d’un enduit ou d’un vernis huileux qui semble fait pour la préserver des gerçures que l’aridité du climat pourrait y occasionner ». C’est le médecin Paul Barret assénant que « le Noir est inférieur ». D’autres descriptions s’avèrent encore plus effroyables : « Au reste, rien de plus dégoûtant que la toilette des Hottentotes, […] repoussant par une transpiration et des menstrues fétides, par des formes hideuses, un nez horriblement épaté, une bouche en museau et une peau gluante, d’un noir tanné, au lieu de cheveux, une bourre épaisse. […] Si l’on ajoute un sein tombant en manière de besace et auquel se suspendent des enfants aussi malpropres que leurs mères, […] on conviendra sans peine que ce sont les dernières beautés du genre humain. »
Corps noirs et médecins blancs est un riche et patient travail compilatoire. Delphine Peiretti-Courtis nous offre une lecture exhaustive des attributs que la science a longtemps, entre la fin du XVIIIe siècle et le milieu du XXe siècle, associés aux populations noires. Ce que l’on comprend, c’est qu’en dépit des changements de cap opérés çà et là, la science a généré une pensée raciale (polygéniste comme monogéniste) que la politique a ensuite relayée de manière intéressée. Prenons le cas de la maternité. Elle est dans un premier temps valorisée. Elle apparaît même comme le seul domaine d’épanouissement de la femme noire, réputée proche de la nature, et comme une forme d’accomplissement de son rôle social. La forme du corps de la femme noire, ainsi que ses seins allongés, seraient le signe d’une maternité exemplaire. On a ensuite argué que les grossesses répétitives contribuaient au vieillissement accéléré des Africaines. Puis, dans la littérature médicale du XXe siècle, des critiques plus radicales ont été exprimées : la femme noire « ignore tout de son rôle de mère » et « son éducation est tout entière à faire ». « L’existence de l’enfant noir est un long martyre et son principal bourreau est sa mère, la seule créature qui devrait en prendre soin. » Comme le note l’auteure : « La proximité à la nature devient une source de dangers et de menaces pour la mère et l’enfant, dans un contexte de développement de la peur des maladies infectieuses et de la contamination microbienne. »
Corps noirs et médecins blancs sera utile à qui veut comprendre d’où viennent certains lieux communs aujourd’hui encore largement répandus. L’ouvrage démontre aussi à quel point la science a pu donner lieu à des jugements normatifs, parfois de la part de médecins n’ayant de leur objet d’étude que des connaissances lointaines et rapportées. Delphine Peiretti-Courtis nous aide ainsi à mieux appréhender les bases sur lesquelles furent bâtis esclavagisme et colonialisme : de la résistance des corps noirs, de leur insensibilité à la douleur, d’une incapacité à se prendre en main, d’un besoin d’être civilisé sont nées quelques-unes des entreprises commerciales et politiques les plus abjectes de l’histoire récente. On apprendra enfin, une fois de plus, à se méfier des discours essentialisant des populations entières, ou réduisant l’altérité à quelques idées préconçues non objectivées.
Corps noirs et médecins blancs, Delphine Peiretti-Courtis
La Découverte, mai 2021, 352 pages