Suite à un incident sur le vol Paris-Zurich et désormais interdit d’exercer le métier de steward, Gérard Fulmard doit consulter un psychiatre. Chaque semaine, il vient donc rue du Louvre, pour voir le docteur Bardot à qui il raconte à peu près la vérité…
Gérard Fulmard habite à Paris, rue Erlanger (seizième arrondissement). Pas banal, car dans cette rue, le chanteur Mike Brant s’est suicidé en se jetant du sixième étage et un étudiant japonais a dépecé une jeune Néerlandaise pour la manger par petits morceaux. On pourrait ajouter qu’un incendie a fait 10 morts en 2019. Gérard Fulmard évoque d’abord la chute d’un débris de satellite soviétique ayant fait un mort dans le quartier et la fermeture du centre commercial où il faisait ses courses. Il habite un petit deux-pièces qu’il tente de reconvertir en cabinet, le CFA (Cabinet Fulmard Assistance), en affichant un faux diplôme d’ingénieur-conseil pour faire bien. Il se contente d’exercer le métier de détective, une idée qui lui est venue en voyant une plaque en bas d’un immeuble rue du Louvre. Pour asseoir sa crédibilité, il demande pas moins de 200 euros par jour (plus les frais) à son premier client qui annonce la disparition de sa femme, une certaine Janine. Résultat : néant. Deuxième client, le surlendemain avec Pierre-Yves La Mothe-Marlaux, homme au riche patrimoine qui l’entraîne à son domicile… Une visite qui sent le traquenard. Du coup, Fulmard envisage d’abandonner le métier !
Un parti et ses cadres
Par ailleurs, l’actualité du moment signale la disparition de Nicole Tourneur, patronne de la FPI (Fédération Populaire Indépendante), petit parti faisant régulièrement de 2 à 2,2 % des pourcentages exprimés aux élections. On fait la connaissance des principaux cadres du parti. La narration s’arrête sur chacun de ces personnages pour bien les situer, grâce à des descriptions détaillées comme Jean Echenoz sait si bien les orchestrer, en quelques phrases qui font mouche aussi bien par la précision des mots choisis que par les détails qu’il fait remarquer. Nous avons donc Franck Terrail, soixante-huit ans, l’époux de Nicole. Toujours sur la brèche, éternellement accompagné de Luigi Pannone (officiellement chargé de la sécurité), Terrail aime les femmes – son point faible – ne résistant pas à l’envie d’en chercher du côté de Pigalle et de trouver sa belle-fille Louise très séduisante ! Louise est effectivement charmante mais très jeune. Elle nage régulièrement dans une piscine privée surveillée par les frères Nguyen. La FPI emploie également Cédric Ballester, trente-deux ans, adjoint parlementaire de Joël Chanelle, Francis Delahouère, assistant de Joël Chanelle et Dorothée Lopez : « avocate au barreau de Paris, consultante auprès de la FPI, haute quinquagénaire svelte aux ondulations rousses, vêtue d’étoffes légères, flottantes et ton sur ton ». Pour en finir avec les descriptions des personnages, la meilleure à mon avis (page 102) que les cinéphiles apprécieront : « Non loin de la cheminée, affalés autour d’une table basse, Dorothée Lopez aperçoit puis rejoint Cédric Ballester et Guillaume Flax, chacun son iPad sur ses genoux, chacun en tenue de golf, Ballester en polo Altman rouge barré de noir à col blanc, pantalon Aldrich mauve et pull Rosi bleu pâle jeté sur ses épaules, Flax entièrement en Décathlon. »
L’écrivain et son personnage principal
Jean Echenoz allie donc ici une narration toujours surprenante, avec une description de milieux et de comportements qui dénoncent tranquillement des mentalités qui ne feront pas la gloire de notre époque. Bien entendu, il décrit par le menu le fonctionnement des principales têtes pensantes et agissantes d’un parti politique. On peut certes y voir des analogies avec tel ou tel parti réel et même telle ou telle personne réelle. Mais il serait fortement réducteur de s’arrêter à ce genre de considération. Jean Echenoz reste un écrivain qui exerce artisanalement son activité, en troussant des histoires issues de son imaginaire, avec des personnages qu’il réussit à « faire vivre » avec un talent évident où son style inimitable fait merveille. C’est tout juste si on peut regretter de retrouver le même style où sa subtile ironie affleure constamment, aussi bien quand c’est Gérard Fulmard qui s’exprime que lorsque c’est le narrateur omniscient classique. D’ailleurs, par moments, on peut aller jusqu’à soupçonner que ce narrateur omniscient soit Gérard Fulmard lui-même. Bien que d’un caractère très particulier (scrupuleux et observateur, expérience très personnelle de la vie, un peu naïf et du genre asocial facilement influençable), on n’imagine absolument pas le personnage en érudit capable d’utiliser un vocabulaire de haute volée, avec régulièrement des mots à vérifier dans le dictionnaire. Et je ne parle pas de l’architecture typique des phrases où l’auteur trouve de multiples occasions d’adresser des clins d’œil à ses lecteurs (lectrices).
Les choix de l’écrivain
En décrivant ses personnages et en avançant dans sa narration, Jean Echenoz en profite donc pour glisser ses quatre vérités à ses concitoyens. Ainsi, page 42 : « Car on le sait bien, c’est un trait propre aux nantis d’être solidaires : leur but est la sécurité sociale, le capital incite à l’entre-soi. » Bien entendu, sa description de l’organisation de la FPI lui donne l’occasion d’ironiser sur les manœuvres dont les uns (unes) et les autres sont capables pour parvenir à leurs fins, qu’il soit question d’ambition politique, de fins amoureuses ou plus généralement de relations de pouvoir(s). Et il s’amuse beaucoup de sa position d’organisateur tout-puissant des caprices du destin, privilégiant une trame lui permettant d’exprimer toute sa fantaisie, plutôt que d’envisager une description en profondeur des dérives d’un milieu et d’une époque. Jean Echenoz affiche désormais une expérience remarquable de son métier. En orfèvre, il tisse sa toile avec maestria, faisant évoluer son intrigue en enchaînant des chapitres relativement courts, s’arrangeant pour ménager de nombreux coups de théâtre et péripéties en alternant les points de vue. Le milieu qu’il décrit ici lui correspond beaucoup mieux que ce qu’on imaginerait au premier abord, puisque tout y est calculé, comme dans ses romans peaufinés à l’extrême. Voir le jeu qu’il mène avec le choix des noms de ses personnages et des lieux où ils évoluent. Ainsi, le récent Ici ou ailleurs (L’Association – 2019) trouverait aisément à s’enrichir.
Vie de Gérard Fulmard, Jean Echenoz
Éditions de Minuit, janvier 2020, 235 pages