Fargo, Minnesota, hiver 96, extérieur jour, au petit matin. Marge Gunderson, cheffe de la police locale, enceinte jusqu’aux dents dégaine son latte et vient enquêter sur un double meurtre au bord d’une route enneigée. Une journée bien moins belle que la routine.
Synopsis : Un vendeur de voitures d’occasion endetté fait enlever sa femme par deux petites frappes afin de toucher la rançon qui sera versée par son richissime beau-père. Mais le plan ne va pas résister longtemps à l’épreuve des faits et au flair d’une policière enceinte, Marge Gunderson.
Un couple du matin
Quand le téléphone sonne très tôt chez un policier, on attend qu’il saute de son lit, embarque son holster au vol et grimpe dans sa voiture en oubliant son café sur le toit, sans un au-revoir à la femme qui veut le quitter secrètement à cause de ses horaires impossibles. A Fargo, Marge se réveille, lentement, surprise. Puis Norm, porté par l’énergie d’un nounours se redresse lui aussi et annonce, sentencieux « tu dois manger quelque chose » En effet, à 5 heures du matin, une femme enceinte ne doit pas partir le ventre vide, et ceux qui ont essayé de s’y opposer ne sont plus là pour en parler. Marge lui demande de se recoucher, Norm insiste, il ne se recouchera pas tant qu’il n’aura pas préparé le petit déjeuner, ingurgité par sa compagne. Il se pose en face d’elle, ils déjeunent tous les deux dans leur petite cuisine. La séquence, filmée posément dévoile un matin de tous les jours, sans personnalité. Et pourtant, les frères Coen ici filment de l’amour. Pas de dialogues, très peu, une phrase ou deux, un couple qui déjeune. C’est rien. Et tout à la fois.
Attention à la Marge
Norm et Marge sont des marginaux dans le cinéma hollywoodien. Pas de roucoulades, de passion effrénée, aucun artifice. Le mari peint et fait la cuisine, elle lui apporte des vers de terre entre deux burgers au boulot, pour aller à la pêche. Ils regardent la télé ensemble le soir dans le lit, les yeux vides. A la fin du film, ils se disent « je t’aime ». Quand elle sort de sa voiture où on lui présente la scène de meurtre, on voit la femme souriante, pétillante, qui laisse le temps aux mauvais esprits de la trouver godiche. Elle se pose, écoute son adjoint, regarde les corps, et déflore l’enquête en 5 minutes. Un grand personnage féminin naît à l’écran, interpelle tous les regards qui n’étaient pas prêts à voir cela. Les frères Coen, dont le mari de Frances McDormand, Joel, osent cette mise en scène loufoque ramenant le polar à plus de raison, par et pour des personnages qui ressemblent à des personnes. On peut croiser une Marge à tous les coins de rues.
Tout est Norman
On ne l’appelle que Norm pendant tout le film, un diminutif pas très élégant. C’est le genre de gars qu’on peut voir posé sur une chaise, qui ne décrochera pas plus de deux trois mots, mais qui sera là. Une scène est assez intrigante dans Fargo, les fans du film en parlent encore (ici en anglais) hors du récit et du temps. En cours d’enquête, une parenthèse voit Marge retrouver un ancien camarade de classe, Mike Yanagita, la draguant très lourdement lors d’un repas en lui racontant des bobards très sinistres. Il l’a vue à la télé, souhaitait la revoir et parler des anecdotes du lycée en lui faisant du rentre-dedans. Le moment est malaisant, gênant, l’homme tombe en sanglots quand Marge le démasque et le repousse aimablement, mais fermement. L’homme se ressaisit, retourne à sa place. Elle, elle est expressive, toujours à l’aise, jamais déstabilisée. Et dans cette scène innocente, elle comprend que les autres mentent, que tous ne sont pas aussi purs, et elle construit aussi son couple en aimant l’absent. C’est aussi dans ces moments-là que les couples se façonnent.
Du bon côté du miroir
Norm Gunderson est joué par John Caroll Lynch qui apporte à ce mari débonnaire et discret la juste présence magnifiant sa femme. En sous-jeu, l’acteur répond trait pour trait à la direction d’acteur choisie pour Frances McDormand. On pourrait le croire penaud, lourdaud, plouc, mais il est là. Il vient manger avec elle, lui prépare son petit déjeuner et lui dit qu’il l’aime, en méritant de l’entendre en retour. Norm est l’anti-mâle alpha, restant à la maison, ceinturé d’une belle brioche. Il a besoin d’être rassuré par sa femme, d’avoir son avis. Norm est le complément parfait de Marge, un personnage écrit aussi finement qu’elle, pour une des rares fois où le couple est mis en scène comme une entité abstraite. Marge n’a pas besoin d’action, il lui faut un port d’attache. Norm ne bronche pas, acquiesce et rassure par sa seule présence. C’est ainsi qu’il fait bien plus de bien dans le monde que tous les mâles reaganiens de la décennie qui a vu ce couple émerger, en présentant sa simple et banale normalité : c’est elle qui est à l’écran quand les accords de harpe résonnent à la fin de Fargo, devenu classique, construisant un des couples de fiction les plus purs que le cinéma américain ait montré. C’est sa façon de résister aux chasseurs de prime, aux rustres et aux scripts peu inspirés, et c’est à ce prix que sa beauté s’est dessinée.