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« Stillwater » : le dôme de l’immortalité

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Chip Zdarsky et Ramon K. Pérez s’associent pour échafauder un Stillwater qui, par son ambiance et son effeuillage d’une communauté repliée sur elle-même, rappelle l’excellent diptyque Dôme, de Stephen King.

Dans Stillwater, la justice est toute-puissante, mais arbitraire, et entièrement incarnée par un seul homme. « Tant que vous êtes à l’intérieur de nos frontières érigées par Dieu, vous ne mourrez pas, vous ne vieillirez pas, vous guérirez. C’est la bénédiction de notre ville mais cette bénédiction s’accompagne de vigilance. » C’est en ces termes que le Juge verbalise ce qui caractérise la petite ville de Stillwater, sur laquelle il veille scrupuleusement, selon des principes qu’il a lui-même édictés. La vigilance dont il est question implique un contrôle strict des frontières : personne n’est autorisé à rejoindre ou quitter Stillwater en dehors de quelques situations exceptionnelles. De judicieux flashbacks confirment ce que tout lecteur pouvait pressentir : il s’agit de protéger la communauté et d’éviter que les autorités ne transforment ses membres en cobayes. Mais l’immortalité des habitants de Stillwater a signé le glas de leur liberté : épiés, cantonnés dans un espace clos, n’interagissant qu’avec les mêmes personnes, ils sont enfermés dans une prison à ciel ouvert, avec un secret de plus en plus lourd à porter.

Chip Zdarsky et Ramon K. Pérez font de Daniel leur personnage principal. Ce graphiste se rêvant écrivain, et dont le bureau est décoré de figurines en hommage à Garfield et Le Géant de fer, est licencié au début du récit en raison de son asociabilité. Il reçoit le lendemain un courrier l’informant qu’il doit se rendre à Stillwater pour bénéficier d’un héritage. C’est à travers ses yeux qu’on découvre les dessous de la ville : un gamin poussé dans le vide à partir d’un toit ne suscite tout au plus qu’un profond désintérêt, tandis qu’une rencontre avec le courroucé adjoint au shérif Ted témoigne de l’hostilité des lieux. Sans l’intervention inespérée de Laura, une habitante de Stillwater, Daniel aurait d’ailleurs mystérieusement « disparu » à la faveur des miliciens de Ted. Cette séquence initie d’ailleurs l’un des enjeux de ce comics : les origines de Daniel.

On ne peut évidemment s’empêcher de penser au diptyque Dôme, de Stephen King, quand on parcourt les pages de Stillwater. Le principal intérêt de ce premier tome réside en effet dans les mécaniques à l’œuvre dans une communauté repliée sur elle-même et soumise à des lois liberticides. Ce dernier point a une importance capitale : il préside à la formation d’un groupe de protestataires, désireux de faire évoluer les règles afin de s’ouvrir davantage au monde extérieur. Ce à quoi le Juge répondra, avec colère : « Sans moi, sans ces lois, vous auriez tous été disséqués par le gouvernement. Arrachés à vos foyers, dépouillés de vos droits. » Deux visions antagoniques s’affrontent… et Ted se tient prêt à en exploiter les débordements.

Même si l’on peine à croire que l’immortalité d’une ville entière aurait pu passer inaperçue dans nos économies occidentales mondialisées et 2.0, Stillwater parvient à faire mouche. Rythmé, pertinent dans le point de vue adopté, densifié par quelques réflexions connexes – la cruauté faite aux animaux, le contraste entre la maturation de l’esprit et l’immuabilité du corps… –, l’album de Chip Zdarsky et Ramon K. Pérez évoque également, de bout en bout, les conditions dans lesquelles une communauté peut accepter de voir ses libertés suspendues au nom de sa sécurité. Cette question, continuellement remise au centre du débat public (à l’occasion des lois d’urgence, des dispositifs sanitaires, etc.), apparaît ici réduite à son étiage philosophique, mais néanmoins habilement exploitée. Quant aux dessins, ils font leur œuvre, Ramon K. Pérez s’amusant notamment à jouer avec les reflets de couleurs (ceux des flammes par exemple) ou les surexpositions lumineuses.

Stillwater, Chip Zdarsky et Ramon K. Pérez
Delcourt, janvier 2022, 144 pages

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