Agrégé d’italien et docteur en civilisation de la Renaissance, Jean-Marc Rivière décline ses tropismes dans une nouvelle série publiée aux éditions Glénat, Les Enquêtes de Machiavel. À l’occasion d’un premier album intitulé « La Voie du mal », il s’associe au dessinateur Gabriel Andrade. On y découvre un jeune Niccolo Machiavel, plutôt ingénu, côtoyant l’homme d’État Piero Soderini et le prédicateur dominicain Jérôme Savonarole sur fond d’enquête criminelle.
Le réalisme de Gabriel Andrade s’applique parfaitement à la représentation de la Florence de la fin du XVe siècle. C’est là-bas, dans un cadre où se mêlent « la plus grande beauté » et « la laideur la plus abjecte », que le jeune Niccolo Machiavel, las, passe ses journées à recopier et classer des rapports pour le service des archives. « La seule différence entre cette cave et les geôles du Bargello, c’est que les prisonniers voient davantage la lumière que nous et ils sont nourris, eux. » Le futur auteur du Prince a des envies d’ailleurs : il aimerait explorer la ville, ressentir ses pulsions, se fondre dans ses flux et reflux. Partant, quand la Seigneurie, principal organe exécutif florentin, réclame un secrétaire, Machiavel se porte volontaire. Ce qu’il ignore en revanche, c’est qu’il va devoir se mettre au service de Piero Soderini, figure centrale de l’Administration locale, mais surtout personnage honni par l’apprenti philosophe pour avoir contribué à l’arrestation et la mort de son père Bernardo.
Piero Soderini enquête sur l’assassinat à l’arme blanche d’un homme âgé d’une cinquantaine d’années, dont le corps sans vie a été retrouvé sous le ponte Vecchio. Un crime exploité par les partisans et les adversaires de Jérôme Savonarole, prédicateur dominicain dont la mainmise morale et religieuse sur la ville de Florence se vérifie chaque jour. Le scénariste Jean-Marc Rivière fond d’ailleurs dans son intrigue une dictature théocratique naissante (les interdits mènent par exemple à la désertion des bars), l’opposition entre la famille De Médicis et Savonarole, ainsi que le célèbre Bûcher des Vanités (qui, pour rappel, détruisit des œuvres d’art considérables, dont certaines de Sandro Botticelli, et visa aussi, notamment, le poète Pétrarque). Dans « La Voie du mal », le prédicateur dominicain est suspecté d’abandonner Florence à Charles VIII en échange du trône pontifical, un récit qui fait évidemment écho à certains éléments historiques.
Les Enquêtes de Machiavel cherche à éclairer la formation d’un futur philosophe encore idéaliste, et en prise progressive avec son temps. Pendant que la Cité toscane a maille à partir avec une conscience aiguë de la culpabilité, Machiavel apprend que « quand on ne peut pas gagner, il faut surtout éviter de perdre ». Le relativisme moral, mais surtout les préceptes conditionnant la pérennité du pouvoir, s’imposent à lui à mesure qu’il découvre les dessous de Florence. Ainsi, Piero Soderini fermera les yeux sur l’exécution de Jérôme Savonarole malgré les preuves qu’il a récoltées et ce, afin de protéger sa vie et négocier une place parmi les Prieurs… Les leçons apprises par Niccolo Machiavel durant cette enquête criminelle initiatique trouvent leur prolongement dans un flashback où Bernardo explique à son fils que « la nature humaine est complexe et fuyante ». Il ajoute : « Apprends à la maîtriser et tu domineras le monde. » Bien que l’on demeure ici à la surface de la pensée machiavélique (au sens premier du terme), l’album n’en souffre pas, puisque l’essentiel du récit consiste à portraiturer une ville de Florence divisée et pleine de faux-semblants à travers une enquête policière bien ordonnée.
« La Voie du mal » se distingue aussi par des respirations louables. L’une d’entre elles contribue d’ailleurs à caractériser Machiavel et son ami Francesco. Alors qu’ils prélèvent des membres et des organes sur des cadavres ou des animaux pour les revendre ensuite en prétextant qu’ils appartenaient à des nobles, Francesco se justifie ainsi : « Le Seigneur a fait nos semblables si crédules… Ce serait mépriser sa création que de ne pas en profiter. » Jean-Marc Rivière et Gabriel Andrade ajoutent ainsi des traits d’humour – ou de philosophie – à leur fiction historique. Bien menée, graphiquement réussie, cette dernière replace la Florence de Jérôme Savonarole au centre des attentions, comme l’a d’ailleurs récemment fait Christiana Moreau à l’occasion du superbe La Dame d’argile.
Les Enquêtes de Machiavel : La Voie du mal, Jean-Marc Rivière et Gabriel Andrade
Glénat, septembre 2021, 56 pages