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« Blue in green » : requiem à contretemps

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Les éditions HiComics publient Blue in green, du scénariste Ram V. et du dessinateur Anand RK. Doté d’un univers graphique inventif et de reliefs psychologiques vertigineux, l’album prend pour antihéros un musicien en lutte avec lui-même, mais aussi avec les démons du passé familial.

Le début de Blue in green ressemble à une fausse piste. Prodige du saxophone, Erik Dieter a renoncé à une carrière dans l’industrie musicale, par manque d’ambition et d’abnégation, et se contente de donner des cours de musique le samedi matin à des étudiants qui, en retour, lui témoignent un respect pour le moins relatif et mesuré. Dans un style graphique très original et personnel, sur lequel ils ont mis un certain temps à s’accorder, Ram V. et Anand RK semblent dans un premier temps se pencher sur les échecs professionnels, puis personnels, de cet homme qui a tout laissé en jachère : ses talents artistiques, sa famille – on apprend lors du décès de sa mère qu’il a toujours été un fils distant – et même cette femme, Vera Carter, qu’il continue d’aimer secrètement mais qui a cependant construit sa vie avec un autre homme.

Caractérisés par une abstraction partielle et des traits diffus, aux abords flous, volontiers jazzy, les dessins de Blue in green constituent une invitation à la contemplation. Poétiques, colorés et parfois oniriques ou cauchemardesques, toujours éloignés des canons de la ligne claire et étrangers aux aplats de couleurs, ils portent à merveille le récit échafaudé par Ram V., qui prend un tour plus psychologisant dans sa seconde moitié. En perdition et désireux d’obtenir des réponses, Erik Dieter enquête après avoir découvert une photographie mystérieuse dans les effets personnels de sa mère. Cela le mène dans un vieux club incendié, le plonge dans un état second où les distorsions du temps et de la mémoire l’affectent, mais cela aboutit surtout à le lier de manière irrémédiable à cette mère qu’il s’échinait à tenir à distance. Et c’est à travers le deuil, d’une certaine façon inconsolable, que le fils et la mère vont se retrouver, dans une situation douloureuse qui se réplique d’une génération à l’autre.

D’une tonalité mélancolique, Blue in green met en scène un personnage ambivalent, obsédé par la musique autant que par un saxophoniste disparu. La folie qui l’assaille peu à peu a de nombreux équivalents cinématographiques, allant de Fenêtre secrète à Barton Fink en passant par Shining. Si toutes ces œuvres possèdent leurs ressorts dramatiques et caractéristiques narratives propres, elles ont en commun de présenter un artiste en proie aux doutes et en perdition. C’est cependant du côté de Kurt Cobain et Charlie Parker qu’Erik Dieter trouve ses résonances les plus complètes et pertinentes, en tant qu’artiste torturé et bientôt déchu. Ces sortes de croquis vaporeux d’Anand RK semblent alors se lester d’un discours caché : ils évoquent, en filigrane, la vulnérabilité et l’instabilité d’un musicien poursuivi par ses échecs. Pas forcément l’histoire la plus imaginative qui soit, mais elle aura en tout cas rarement été mise en images avec autant d’inspiration et de maîtrise.

Blue in green, Ram V. et Anand RK
HiComics, janvier 2023, 152 pages

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3.5
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