En 1915, Jack London écrit Le Vagabond des étoiles, avant de mourir l’année suivante. Dans ce dernier roman, traduit dans une dernière version aux éditions libertalia par Philippe Mortimer, un grand sujet ouvre la scène aux thèmes chéris de l’auteur qui y défilent en saluant bien bas.
Kafka sur le rivage
Darell Standing est prisonnier dans le pénitencier de San Quentin. Dénoncé par un affabulateur contre une remise de peine, il est accusé d’y avoir caché 15 kilos de dynamite pour préparer une évasion de masse. Depuis ce jour, le directeur de la prison, aussi fou qu’obstiné, le soumet au supplice de la camisole de force, encore légal en Californie en 1913. Il s’acharne sur ce pauvre bougre, ancien professeur, enfermé dans les sombres quartiers d’isolement. Jusqu’ici, les lecteurs de Jack London ne seront pas surpris de découvrir un nouveau combat pour celui qui en a tissé des légendes : contre la nature (Construire un feu, 1902), l’injustice sociale (Le Peuple d’en bas, 1903), l’alcoolisme (Le cabaret de la dernière chance, 1913). C’est dans la lutte que les hommes et les femmes s’y dévoilent, et c’est le cadre que celui qui est devenu l’un des écrivains les plus influents du XXe siècle a choisi pour composer.
Un sujet carcéral
Pour un habitué des grands espaces, un des pionniers du nature writing pouvait décontenancer en situant son récit dans une prison. Pourtant, c’est là où le génie a repoussé les limites de l’imaginable, en développant tout un pan de fantastique assez peu mis en avant dans cette bibliographie monumentale. Darell Standing, engoncé dans une camisole l’empêchant de respirer, d’abord pendant 24h, puis 2 jours, puis 10, découvre des trésors d’autohypnose pour plonger dans les tréfonds de son âme, redécouvrir des vies antérieures. Marin, bretteur, jeune cowboy, prince, découvreur de l’agriculture : un tel foisonnement de personnages entrecoupant des scènes ignobles de torture évoque récemment des films très inégaux comme Suckerpunch (J. Snyder, 2011), d’autres aussi rugueux que L’évadé d’Alcatraz (D. Siegel, 1979) pour la sécheresse de ses tortionnaires, incarnant un mal kafkaïen et absurde.
Un conte fantastique
Loin de tout cela, la question de la vérité et de la justice n’apparaît pas. Une morale aussi belle et touchante que celles de Radieuse aurore (1910) ou Martin Eden (1909) ne sort pas d’un long tunnel vers la mort, dans lequel un conte philosophique naît également, que l’auteur souhaite transmettre. À revivre des vies, son dernier personnage principal évoque l’idée d’une seule et immense conscience collective, depuis laquelle des morceaux d’âmes passeront dans des enveloppes corporelles martyrisées, prises à partie dans ces réminiscences du passé que les joueurs d’Assassin’s creed ont parfois connues, avec plus de souffrance encore au cinéma. L’écho du Vagabond des étoiles résonne aujourd’hui encore, des jeux vidéos aux réalités virtuelles de tout type qui commencent déjà à défier l’idée de cinéma, de littérature et de narration telle qu’on se la faisait en 1915.
« Je vais mourir »
Jack London a passé une vie pleine de celle des autres, un temps mineur, vagabond, chercheur d’or, marin, anthropologue, mort à 40 ans. Les vies passées de Darell Standing sont les siennes, de la Corée au Far West. Ces combats sont les siens, le dernier, celui contre l’enfer carcéral et ses quartiers d’isolement. Il tenta ainsi de sortir du couloir de la mort Jake Oppenheimer, dont les souffrances l’inspireront, touché par cette lucidité perdue qui a fait son œuvre la plus connue, le chef-d’oeuvre qu’est Martin Eden. Jack London, né John Griffith Chaney, a vécu en personnage, orgueilleux, fort à bras, mais incroyablement sensible, trop peut-être, vivant comme un Cassandre déchu et déçu dans une époque trop dense pour de tels esprits. Il quitte un Monde dans lequel les jeunes États-Unis vont entrer en guerre, en 1917, avant d’autres grands enfers, et on imagine avec moins de difficultés les aventures que ses disciples vont tisser.
« Je vais mourir », disent le personnage et son auteur, dans ce dernier testament. Peut-être pas tout à fait, au final.
« Moi, j’étais un esprit libre. Seule ma chair demeurait recluse dans cette camisole, dans cette cellule, dans ce quartier d’isolement. Mais rien ne pouvait confiner mon esprit. J’avais acquis la maîtrise de mon corps, et j’avais accès à l’immensité du temps, que je pouvais remonter par mes vagabondages spirituels pendant que mon pauvre corps, presque invalide mais ne souffrant pas, gisait, éteint dans la camisole. »