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« Pourquoi lire » : de la polysémie d’un concept

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

À en juger par la pluralité de réponses qu’elle peut potentiellement supporter, la question « Pourquoi lire ? » apparaît des plus pertinentes. Les éditions Premier Parallèle décident de s’y intéresser à la faveur de treize textes passionnés et étayés. Une entreprise qui rassemble le philosophe allemand Jürgen Habermas, l’essayiste français Frédéric Joly ou encore le bédéiste autrichien Nicolas Mahler, et qui trouve son origine en Allemagne, puisque c’est la célèbre maison d’édition Suhrkamp qui a initialement demandé, en 2019, à vingt-quatre de ses auteurs d’exprimer l’intérêt, voire la nécessité, de la lecture.

C’est la professeure de lettres Annie Ernaux qui signe le premier texte de ce recueil. Elle note, avec à-propos, que « lire sépare et relie ». Le processus de cloisonnement est double : vis-à-vis du monde extérieur, dont on s’extirpe momentanément, mais aussi par rapport à soi-même. En lisant, on se coupe des autres et on s’oublie. Mais on établit aussi des passerelles durables et insoupçonnées : on vit par procuration les péripéties de tel personnage, on entre sans pudeur dans l’esprit de tel autre, on s’initie à des situations, des professions, des notions qui, sans la lecture, nous seraient restées à jamais inconnues. Le journaliste et écrivain Philippe Garnier préfère prendre le parti d’opposer le storytelling marketing et publicitaire au récit littéraire : les belles histoires du premier apparaissent comme des schèmes simplificateurs quand le second permet de toucher à l’essence des choses et de se perdre dans des ramifications certes finies, mais aux interprétations potentiellement sans limites.

Jürgen Habermas argue à son tour que « les textes littéraires se distinguent par la promesse d’un potentiel d’expériences extra-quotidiennes en mesure de façonner une tradition ». Ils peuvent fédérer une importante communauté de lecteurs et influencer en retour la société dans son ensemble. Le théoricien et philosophe allemand livre ensuite, dans une analyse particulièrement dense, une réflexion sur les réseaux sociaux, leurs possibilités universelles d’expression, leur absence de censure ou encore les désirs d’audimat qu’ils induisent presque mécaniquement. Le prolongement politique se fait naturellement : la formation des opinions, la cohésion sociale et la vie démocratique se trouvent altérées par ces nouveaux espaces numériques de communication. Frédéric Joly s’appuie sur Fiodor Dostoïevski et verbalise ce qui constitue « l’économie singulière de la lecture » : c’est un sacrifice attentionnel, en temps et en énergie, contre un don inestimable et protéiforme d’esprit. La romancière allemande Sibylle Lewitscharoff rappelle quant à elle ce qui s’impose comme une évidence : la lecture est un plaisir, un enivrement, une richesse, l’expansion ou la consolidation de notre propre univers empirique. Elle évoque avec passion ses auteurs favoris, parmi lesquels Franz Kafka, Samuel Beckett ou Christine Lavant.

Nicolas Mahler va légèrement décentrer l’objet du livre. Sous sa plume, Pourquoi lire s’enrichit de trois nouveaux vocables : « Pourquoi lire des bandes dessinées ? » Facétieux, le bédéiste y répond en usant de… planches. Dans ces dernières, il se demande si la réhabilitation récente de la bande dessinée ne s’explique pas, à tout le moins pour partie, par son rôle de médiation littéraire. Puisque les livres sont passés de mode, condamnés au mépris de la jeunesse, ne serait-il pas judicieux d’en promouvoir des versions allégées, pour espérer renouer des liens de plus en plus distendus ? La BD est-elle une solution de repli, un moindre mal, la cinquième roue du carrosse littéraire ? Le sociologue allemand Oliver Nachtwey n’est pas vraiment plus optimiste quand il évoque une « modernité régressive ». Il épingle un phénomène qui tend à tirer la littérature vers le bas : s’ils publient de plus en plus d’ouvrages, les éditeurs vendent de moins en moins et leurs lecteurs se raréfient. L’accent est mis sur quelques best-sellers et les textes de qualité, s’ils continuent à garnir les rayons des librairies, ne font pas forcément la pérennité des maisons d’édition. L’auteur évoque aussi la Nouvelle Droite (sise entre la droite traditionnelle et extrême), qui trouve une formidable caisse de résonance dans les journaux et les livres. « Les écrivains néo-réactionnaires d’aujourd’hui ne sont pas marginalisés et se sentent parfaitement à l’aise dans leur posture de rebelles littéraires, qui ont trouvé un public fidèle en marge de l’establishment littéraire. » Ses exemples sont certes essentiellement allemands (hors Michel Houellebecq), mais comment ne pas songer, par extension, au Suicide français d’Éric Zemmour ?

Dans les derniers chapitres de l’ouvrage, le philosophe allemand Hartmut Rosa avance que « la lecture n’est nullement un ersatz de la vie, elle est son élargissement et son approfondissement », tandis que l’écrivain et traducteur autrichien Clemens J. Setz rappelle cette évidence : « Nous nous retrouvons tous dans un livre ou un autre. » Pourquoi lire est un incessant et passionnant voyage entre ces deux pôles. La littérature y apparaît à la fois comme un témoignage précieux et terriblement vivifiant sur l’existence et les structures qui la sous-tendent, et comme un espace personnel, presque intime, de plaisir, de découverte et d’émulation.

Pourquoi lire, ouvrage collectif
Premier Parallèle, janvier 2021, 229 pages

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