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« Politiques de sobriété » : réformer notre appréhension de la consommation

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Le sociologue et spécialiste des politiques publiques environnementales Bruno Villalba publie aux éditions Le Pommier l’ouvrage Politiques de sobriété. Il y introduit le concept de sobriété à travers la réflexion de plusieurs intellectuels, puis l’insère dans une dimension socio-environnementales et imagine enfin ses potentielles extensions politiques.

« La sobriété doit désormais se concevoir comme une réponse politique pour s’adapter à un monde profondément bouleversé. Notre contexte historique est inédit. L’époque de l’Anthropocène est placée sous le double registre des limites plantaires et des risques techniques qui menacent nos possibilités d’existence. L’inédit se matérialise par l’existence de situations d’irréversibilités produites par les conséquences de nos choix de développement. Dès lors, il ne s’agit plus de percevoir la sobriété comme une politique du libre choix, valorisant le libre arbitre de chacun (comme accomplissement personnel), mais comme une situation commune imposée par l’existence de ces irréversibilités. »

Bruno Villalba fait état d’une crise écologique sans précédent, caractérisée par le franchissement de seuils critiques et alimentée par un consumérisme dont l’assouvissement de besoins accessoires et la rotation des biens marchands constituent probablement la pointe la plus avancée. Il rappelle que l’innovation et la croissance verte présentent des limites liées à l’épuisement des ressources naturelles, aux externalisations négatives, aux effets rebonds, à l’invisibilisation des problèmes socio-écologiques ou à la problématique des terres rares. Souvent promu (à dessein), le recyclage demeure quant à lui largement insuffisant pour répondre aux besoins d’une économie en croissance. Le numérique, qui est considéré comme une solution pour la transition écologique, n’est pas exempt de coûts environnementaux et sociaux majeurs, et souvent sous-estimés. La relance de la filière nucléaire, bien qu’elle s’attache à décarboner l’énergie, pose à son tour des problèmes de durabilité et de sécurité. Face à ces écueils, longuement développés, le sociologue propose d’embrasser la sobriété et d’en faire un élément constitutif de nos politiques publiques et de notre rapport à la consommation.

Approche théorique

Dans ses premiers chapitres, à l’étoffe théorique, Bruno Villalba se penche sur différentes réflexions utiles à la problématisation de la sobriété. Il explique que les religions monothéistes et d’autres traditions spirituelles l’invoquent en ce sens qu’elle permet de se rapprocher de l’essentiel pour se consacrer à des objectifs plus élevés. Dans le christianisme, la sobriété se traduit par la modération dans divers aspects de la vie et valorise la frugalité. Le pape François promeut une culture écologique basée sur la sobriété, tandis que la théologie protestante développe une approche articulée autour de l’ascétisme séculier et de la tempérance.

Jean-Baptiste de Foucauld propose une perspective humaniste de réenchantement du monde basée sur la sobriété, visant à rééquilibrer la satisfaction des besoins matériels et relationnels. La sobriété a une dimension politique et Foucauld appelle à la constitution d’une fraternité républicaine reposant sur l’entraide et la coopération. Jean-Jacques Rousseau, Ivan Illich et d’autres penseurs prônent la mesure et la modération comme vertus sociales essentielles. La frugalité conviviale d’Ivan Illich s’inspire de ses racines chrétiennes et vise à créer une société plus équitable et durable. Les théoriciens anarchistes et les activistes tels que Léon Tolstoï, Élisée Reclus ou le mouvement Straight Edge prônent également une vie simple et frugale.

Murray Bookchin, théoricien anarchiste, examine une société d’après-rareté, où la technologie nous libère de la contrainte du travail et de la consommation, tout en mettant l’accent sur la crise écologique et la nécessité de changer notre relation à la nature. Bookchin préconise des communautés équilibrées, la démocratie directe et des sociétés décentralisées pour atteindre l’abondance partagée et la justice sociale.

Approche pratique

Bruno Villalba développe sa démonstration en commençant par contextualiser la sobriété face aux limites planétaires, puis en déconstruisant les illusions de l’innovation et de l’efficacité. Ensuite, il interroge la politisation de la sobriété et examine les relations entre égalité, sobriété et politiques étatiques. Il traite enfin de la sobriété en tant qu’expérimentation existentielle et autonomie relationnelle.

En 2009, des chercheurs du Stockholm Resilience Center, en collaboration avec d’autres scientifiques, prennent le parti de modéliser les neuf limites planétaires du système Terre. « La publication des premiers travaux met en lumière le franchissement de trois limites : le climat, le cycle de l’azote et du phosphate et la biodiversité ! Puis c’est au tour des sols de franchir leur seuil de résilience (artificialisation, déforestation…). En 2020-2022, deux autres limites sont franchies: le cycle de l’eau et les polluants environnementaux (dont le plastique). 350 000 produits chimiques (ou mélange de produits chimiques) existent sur le marché mondial […] L’utilisation mondiale des plastiques n’a cessé d’augmenter depuis les années 1950 et la production mondiale a crû de 79 % entre 2000 et 2015. La production mondiale cumulée devrait tripler d’ici 2050 pour atteindre 33 milliards de tonnes ! »

C’est en partant de ce constat, augmenté de nombreuses autres données, études ou actualités, que Politiques de sobriété va se déployer pour avancer quelques actions d’amélioration possibles et en appeler à une réelle politisation de l’écologie. Les limites planétaires mettent en évidence l’inadéquation de notre perception temporelle actuelle. La pression démographique et les « ruines irréversibles » laissées par notre civilisation thermonucléaire et chimique posent de nombreux défis, y compris aux générations futures. Bruno Villalba nous invite dès lors à repenser notre rapport au temps et à élaborer un nouveau régime d’historicité basé sur les contraintes écologiques. La révolution industrielle et politique a conduit à une conception duale du temps, centrée sur le présentisme et l’accélération. Mais la dégradation écologique remet en question ce schéma et rend urgent le changement de nos modes de vie, par le double effet d’une contraction du temps disponible et d’un délai incompressible pour réaliser des changements significatifs qui permettraient de préserver les possibilités de continuité et de perpétuation humaines.

Pour une politique de sobriété, il faut définir un objectif commun de modération et renoncer à l’illusion de l’abondance sans conséquences. Le renoncement, inspiré par Illich, est libérateur et ajuste nos actions face aux défis écologiques. Des intellectuels aussi divers qu’Illich, Halévy, Gorz, Castoriadis ou Rabhi explorent des solutions conciliant besoins humains et limites planétaires. La sobriété, qui possède un potentiel subversif et conteste le productivisme, met en évidence le lien entre questions sociales et écologiques et pousse à repenser les notions de richesse et de pauvreté. Comme en témoigne abondamment Bruno Villalba, les limites planétaires imposent l’invention de nouveaux outils intellectuels pour faire face aux maux globaux. La sobriété appelle à coopérer et anticiper une gestion conviviale des conséquences de ces maux communs.

Approche politique

La dégradation de la Terre est due à une responsabilité différenciée, avec une part importante attribuable aux Occidentaux. Il est important de tenir compte des asymétries entre les pays et les classes sociales pour mieux appréhender les imputabilités environnementales. Les politiques doivent permettre aux pays pauvres d’accéder à un niveau de confort acceptable tout en organisant un transfert de pouvoir d’achat des plus riches vers les plus modestes. Les premiers doivent réduire considérablement leur empreinte écologique, mais ils ne sont pas les seuls concernés, puisque les entreprises polluantes doivent également être épinglées. Une vraie justice écologique doit chercher à concilier les préoccupations sociales et écologiques. L’auteur le martèle : il est crucial de concevoir une nouvelle relation à la nature et de repenser l’accès aux ressources naturelles.

La sobriété vise à aller vers moins pour tous et beaucoup moins pour ceux qui dépassent le nécessaire, comme condition de stabilisation durable des rapports sociaux. Elle doit cependant se lester d’une dimension de justice sociale. Bruno Villalba aborde la question de l’égalité et de la justice dans le contexte de la sobriété et de la conservation. Il souligne que l’égalité ne peut être simplement définie comme l’extension d’un droit abstrait mais doit prendre en compte les implications concrètes et matérielles de sa réalisation. La justice doit alors passer d’une logique redistributive à une logique de conservation, s’employant à préserver les processus écologiques et assurer la continuité dans une production modérée de biens pour les générations présentes et futures. La consommation de masse, sous ses dehors d’égalité et de liberté, façonne l’identité des travailleurs et tend à les aliéner. La télévision continue en sus de jouer un rôle majeur dans la construction de cette représentation de la consommation et de la réalité des marchandises – et de notre rapport vis-à-vis d’elles.

La démocratie permet de déterminer conjointement les limites de nos libertés et de nos contraintes, notamment en matière d’écologie. La sobriété doit selon l’auteur devenir un élément central des politiques gouvernementales face à l’urgence écologique. Son institutionnalisation implique une responsabilisation accrue de l’État et des mécanismes de contrainte, comme le rationnement. La sobriété individuelle, promue par les religions et les mouvements écologistes, s’avère en effet insuffisante face à l’ampleur des déséquilibres. L’État doit alors créer un cadre de transformation pour favoriser une transition à grande échelle. Le constat est clair et sans appel : les politiques gouvernementales axées sur la croissance économique et l’exploitation des ressources limitées renforcent la pression sur les individus pour consommer de manière responsable.

L’individualisation de la sobriété, encouragée par l’État, évite d’interroger les causes structurelles des déséquilibres écologiques. La lutte contre le gaspillage, pour ne citer que cet exemple, ne constitue pas un renversement écologique du rapport à la consommation, mais des alternatives, comme les circuits courts et les coopératives autogérées, peuvent en revanche contribuer à favoriser le développement durable. Des outils comme la carte carbone et la taxe carbone, longuement commentés par l’auteur, établissent une relation entre consommation d’énergie et conséquences écologiques, mais présentent aussi une série de défis en matière d’égalité, de vie privée et d’acceptabilité sociale, sur lesquels l’ouvrage revient amplement.

Bruno Villalba incite à rompre avec l’anthropocentrisme et à adopter la sobriété comme mode de vie durable. Il démontre en quoi les institutions et l’adhésion individuelle ont partie liée dans ce cheminement réflexif et éco-compatible. Si la consommation éthique ne remet en cause ni le capitalisme ni la surconsommation, la sobriété, en revanche, implique de réduire la production et l’utilisation des ressources. Dans le contexte alimentaire, il peut s’agir de la réduction de la consommation de viande et l’adoption d’une alimentation locale et de saison. La sobriété peut également se traduire dans une approche reproductive, qui consiste à renoncer à la parentalité pour des raisons écologiques (un phénomène controversé et minoritaire). L’auteur rappelle, comme une évidence, que l’autonomie, concept central des Lumières, doit être repensée à l’aune des contraintes environnementales.

L’adoption de la sobriété implique la prise de conscience de notre appartenance au monde et la reconnaissance de la vulnérabilité de la nature. Les politiques qui la soutiennent peuvent favoriser l’inclusion des autres espèces et réduire l’impact anthropique sur l’environnement. Elles offrent un cadre pratique et méthodologique collectif pour négocier les contraintes matérielles et construire un avenir viable pour tous les êtres vivants. De manière étayée, en naviguant entre Jean Baudrillard, théoricien de la société contemporaine de consommation, et la philosophe et politologue Hannah Arendt, Politiques de sobriété en fait pleinement état, échafaudant et déployant un argumentaire cohérent, pertinent et d’une urgence palpable.

Politiques de sobriété, Bruno Villalba
Le Pommier, avril 2023, 470 pages

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