Maître de conférences en études cinématographiques à l’Université de Lorraine, Katalin Por publie aux éditions CNRS un ouvrage consacré à Ernst Lubitsch. Loin de faire l’exégèse de ses films, elle préfère questionner sa place centrale, en qualité d’artiste et de producteur, au sein du système hollywoodien.
Ernst Lubitsch est passé à la postérité grâce à ses comédies sophistiquées. Le cinéaste d’origine allemande cultivait un sens éprouvé du détail caché, de la musicalité, de l’ambivalence. L’auteure Katalin Por prend toutefois le parti de se détacher de cette image réductrice pour se pencher sur une dimension méconnue de sa carrière hollywoodienne : celle qui lui a permis de négocier une latitude absolue sur ses choix artistiques et qui l’a ensuite érigé en producteur respecté. Car Ernst Lubitsch a tiré de sa première expérience avec Mary Pickford, alors productrice au sein de la société United Artists, un enseignement déterminant : sauf exception contractuelle, en cas de désaccord artistique, le producteur a toujours le dernier mot.
Partant, Lubitsch n’a de cesse de préserver son intégrité artistique – et ses intérêts. Il s’attache à obtenir une liberté de création absolue, à garantir à ses films des budgets suffisants, à conserver un droit de regard sur les collaborateurs dont il s’entoure – dont les habituels Hans Dreier, Eric Locke, Merrill White… Katalin Por revient longuement, dans un document passionnant, sur la manière dont le réalisateur a imposé ses méthodes et desiderata dans une industrie hyper-normée. Son premier contrat auprès de Warner Brothers est un modèle du genre. À la Paramount, il bénéficiera de conditions semblables. La presse s’en émeut d’ailleurs. Directeur de la production, puis producteur-réalisateur special pictures, il dirige les studios Astoria à New York, passe de la Paramount à la MGM, puis à la 20th Century Fox, mais demeure mû par cette volonté inébranlable : construire les conditions de son autonomie.
Ernst Lubitsch n’était pas seulement un cinéaste vénéré, oscarisé, et figurant parmi les mieux rémunérés de son temps. Comme le raconte très bien Katalin Por, il s’est toujours employé à ajouter à sa casquette de réalisateur celle de producteur, comme si la seconde apportait son crédit à la première. La maîtrise des sources (les pièces de théâtre, par exemple), les intéressements aux bénéfices et l’assurance de n’avoir à subir aucune modification de ses films hors censure ont également marqué sa carrière hollywoodienne. Lubitsch à Hollywood contient d’ailleurs un chapitre substantiel sur la Production Code Administration, les bureaux de censure locaux et des organismes tels que la Legion of Decency. Katalin Por revient notamment sur l’intégrité artistique entamée de The Merry Widow : Lubitsch doit déplorer 13 coupes dans sa version finale. D’autres fois, ce sont des demandes d’autorisation de ressortie qui lui sont refusées : Trouble in Paradise suscite d’abord l’admiration, puis, des années plus tard, la censure du très catholique Joseph Breen. Mais comme l’explique parfaitement l’auteure, les films de Lubitsch sont conçus de telle sorte qu’il est « impossible d’en retirer la dimension jugée immorale à l’aide de coupes ».
Dans la seconde partie de son ouvrage, Katalin Por s’intéresse aux modes de création d’Ernst Lubitsch. Son écriture scène par scène, passant des principes généraux aux dialogues, ses réécritures courantes, son attachement aux scénaristes (de Billy Wilder à Samson Raphaelson), sa caractérisation des personnages, sa gestion du rythme et du potentiel comique, sa mise en scène du monde social : tout est passé au tamis observationnel. Lubitsch à Hollywood se clôture enfin sur le travail du cinéaste germano-américain en tant que directeur de la production : sa volonté de mettre l’accent sur l’artistique y est réaffirmée, bien que certains réalisateurs se méfiaient de ses éventuelles ingérences. Avec Lubitsch, les œuvres sont constamment « ouvertes » : on peut les soumettre à révision même après les previews, on doit pouvoir en améliorer la qualité le plus longtemps possible. En cela, et c’est l’ultime démonstration de Katalin Por, Lubitsch produit comme il réalise : en réexaminant sans cesse le travail exécuté, en s’entourant des meilleurs talents, en cherchant à mettre de la finesse là où d’autres privilégient le spectacle.
Lubitsch à Hollywood, Katalin Por
CNRS Éditions, juin 2021, 228 pages