« Les Yeux rouges » : l’engrenage du cyber-harcèlement

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Dans un récit partiellement autobiographique, la journaliste et auteure belge Myriam Leroy expose la mise en place progressive des mécanismes de cyber-harcèlement. Et fait graviter autour de cette question toute une série de sujets connexes, dont la fachosphère, les postures victimaires mouvantes ou les réponses judiciaires lacunaires apportées aux « raids » en ligne.

Les Yeux rouges se distingue d’abord par son récit et les formes y étant associées. La narratrice du roman est une journaliste radiophonique à la popularité croissante, bientôt victime d’une rencontre virtuelle des plus fâcheuses. Son histoire est narrée de manière singulière, par le truchement de correspondances avec des avocats, de publications et commentaires en ligne, de smileys ou de la restitution indirecte des propos de proches. L’intrigue prend corps à mesure que les faits s’amoncellent (éveil, insistance, déception, rancœur, harcèlement) et ces derniers ne se trouvent éventés que par des conversations rapportées, les réactions suscitées par l’une ou l’autre rencontre, etc. Cela donne l’impression d’une mise à nu sans filtre et renforce la dimension horrifiante du cyber-harcèlement.

Les agissements du harceleur permettent à Myriam Leroy plusieurs descriptions impitoyables : sur les internautes vampirisés par l’orgueil, sur les raids en ligne, sur la fachosphère, sur le discrédit frappant les journalistes, sur un monde virtuel qui en vient, sans prévenir, à phagocyter la vie réelle. Denis est un modeste employé administratif dans l’industrie pharmaceutique. S’il lui arrive de faire une sieste au bureau et s’il regrette le manque de cérébralité de son travail, cela ne l’empêche pas d’avoir son heure de gloire quand il décroche une interview du cinéaste Robert Rodriguez. Car l’homme est passionné de cinéma, écrit régulièrement sur un blog, mêlant (pense-t-il) pertinence et impertinence, ce qui lui vaut l’estime d’une cour virtuelle fidèle et manipulable.

Jusque-là, rien de bien méchant. Comme beaucoup, Denis a des capacités sous-employées, ressent une certaine lassitude vis-à-vis de sa vie professionnelle, mais relativise au regard d’une confortable rémunération. C’est plutôt dans le champ des idées que le bât blesse. Il méprise la « Pravda », c’est-à-dire un journalisme qu’il imagine corporatiste, aux ordres et outrageusement subventionné. Il n’a pas de mots assez durs contre les médias, les droits de l’homme, l’écologie, les minorités, la gauche, mais voue en revanche un culte à Vladimir Poutine, à la realpolitik et à la droite décomplexée de type illibérale. Le refus du « vivre-ensemble », la croyance en un « grand remplacement » contribuent à caractériser un personnage, ainsi que son public, tout droit sortis des cercles renaud-camusiens. C’est lui qui, après avoir été poliment éconduit par l’héroïne du roman, va s’employer à rendre son existence insupportable.

Sur France Inter, alors qu’elle participait à « L’invité de 7h50 », Myriam Leroy évoquait le 14 août dernier les « comportements de prédation » décrits dans son roman, mais aussi l’autosatisfaction du harceleur, se gargarisant d’échapper à la pensée unique, ou le caractère partiellement autobiographique de l’histoire qu’elle conte. La journaliste et romancière belge a effectivement quitté elle-même (dans la douleur, confesse-t-elle) Twitter et Facebook. Elle fut la victime de raids en ligne, recevant des milliers de messages d’insultes et de menaces, et a même un temps vécu sous protection policière. Pourtant, et cela transparaît clairement dans Les Yeux rouges, l’attitude des proches et les réponses apportées par les institutions dans les cas de cyber-harcèlement sont à déplorer et certainement pas de nature à apaiser les victimes : les premiers cherchent à minorer le harcèlement, quand il n’en viennent pas à susurrer qu’« il n’y a pas de fumée sans feu » ; les secondes semblent démunies quand il s’agit de faire face à des situations de ce type, au point d’ignorer ce qu’il faut juridiquement plaider !

Les Yeux rouges comporte donc une mise en abîme assez glaçante. Cette dernière est même décuplée par la nouvelle autobiographique que rédige l’héroïne du roman. En racontant ses mésaventures, elle semble « boucler la boucle » qui la relie à Myriam Leroy. Echevelé, le roman se veut en outre relativement dense : il interroge la prétendue responsabilité des femmes dans le processus de harcèlement (s’il y en a une, elle consiste à avoir intériorisé un état d’infériorité qui pousse la victime à répondre poliment à son agresseur) ; il raille certaines pratiques médicales, dont la kinésiologie ou l’homéopathie (l’extrait de Mur de Berlin pour les individus se sentant divisés) ; il soupèse les affects induits par le cyber-harcèlement et les verbalise à travers une vie de couple empoisonnée, un manque d’empathie vis-à-vis des autres, voire une impression de nombrilisme n’ayant pourtant rien de commun avec de l’égocentrisme…

L’actualité du propos, l’urgence avec laquelle il est narré, les sujets secondaires qui s’y greffent rendent cette lecture – ce témoignage ? – très appréciable.

Les Yeux rouges, Myriam Leroy
Seuil, août 2019, 192 pages

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