En racontant l’histoire de Kya, abandonnée progressivement par tous les membres de sa famille, dans une bicoque dépourvue de tout confort et perdue dans les marais de Caroline du Nord, l’Américaine Delia Owens propose un premier roman qui ne peut pas laisser indifférent.
Kya n’a que 6 ans lorsque sa mère quitte la demeure familiale. Il lui faudra longtemps pour admettre qu’il s’agissait d’une fuite définitive. Il faut dire que Kya se retrouve bientôt en tête-à-tête avec son père, puisque tour à tour ses frères et sœurs prennent eux aussi la tangente. La raison, c’est la violence liée à l’alcoolisme du père, souvent absent. D’ailleurs, celui-ci finit lui aussi par ne plus reparaître, peut-être absorbé par le marais un soir de beuverie. Kya est alors beaucoup trop jeune – 10 ans – pour supporter la solitude qui lui échoit. Pourtant, elle refuse de quitter le marais, seul endroit où elle se sent chez elle. Finalement, Kya trouve les ressources pour préserver son indépendance et ne pas aller à l’école. C’est ainsi qu’elle devient la Fille des marais, cette vaste étendue où elle se déplace selon son inspiration, profitant du bateau abandonné par son père. Farouche et solitaire, elle apprend par l’expérience et l’observation à connaître ce monde sauvage où elle trouve sa place. À l’occasion, elle croise aussi quelques personnes et, bien sûr, on l’observe également.
La narration
Elle alterne les périodes, l’une détaillant les étapes de la croissance de Kya, ses apprentissages, ses joies et ses déconvenues, l’autre, plus récente, commençant avec la découverte du corps d’un homme encore jeune au pied d’une tour dans les marais. Il s’agit de Chase Andrews, dont on se doute qu’il a quelque chose à voir avec Kya.
Tate
Kya finit par faire la connaissance de Tate alors qu’elle a 13-14 ans (il a quelques années de plus qu’elle). En fait, ils se connaissent depuis longtemps, puisque Tate a connu Kya toute petite, alors qu’elle était encore entourée de sa famille. De plus, ils se sont « flairés » dans les marais depuis des années, la très farouche Kya évitant soigneusement le garçon. Tate va lui apporter beaucoup. Mais Kya est encore bien jeune et le jeune homme veut faire des études. Bien des années après, elle finit par lui avouer qu’elle ne peut plus lui faire confiance. De plus, elle a trouvé quelqu’un d’autre.
Accusée de meurtre
On va sentir l’étau se refermer autour de Kya. L’enquête sur la mort de Chase piétine un peu : comment est-il mort ? Accident ou meurtre ? Le peu d’indices finit quand même par orienter les soupçons vers Kya qui, si elle avait un mobile, avait également un solide alibi. Disposant d’un faisceau de présomptions, la police locale l’arrête, confortant l’opinion publique défavorable à la Fille des marais, cette sauvageonne jamais lavée et qui fuit la société de Barklay Cove, le patelin du coin. Effectivement, ses seuls soutiens viennent d’une famille de Noirs, à une époque où la ségrégation règne.
Ce livre n’a pas obtenu sa réputation par hasard
En effet, sa lecture a quelque chose de fascinant. Grâce à un style de qualité et une belle maîtrise narrative, il se lit très bien. Delia Owens s’y entend pour apporter régulièrement des éléments nouveaux et passionnants. Il faut dire aussi, point fondamental, qu’on la suit sans réserve lorsqu’elle fait sentir la fascination de Kya pour le milieu où elle vit. D’ailleurs, si Kya observe les oiseaux en priorité, elle ne s’en contente pas. Elle observe tout si bien qu’elle se montre capable de peindre avec minutie et admiration la vie dans les marais. Et elle en fait des livres qui deviennent des références pour les spécialistes, ce qui lui permettra de gagner sa vie plus correctement qu’avec le produit de ce qu’elle ramasse.
Dans les marais
La rencontre entre Kya et Tate est un miracle de délicatesse et de poésie (la poésie, une pratique qui compte pour Kya). La solitude de la jeune fille serre le cœur. Ayant réussi à survivre de son côté, Kya reste très farouche, malgré un grand besoin de compagnie. Mais elle vit mal la trahison de Tate. D’ailleurs, son observation du comportement animal va lui faire acquérir des convictions peu encourageantes : chez la plupart des espèces animales, les mâles iraient quasiment systématiquement d’une femelle à l’autre, les moins forts allant jusqu’à se comporter en escrocs en imitant les dominants et se plaçant non loin pour profiter des femelles attirées, le mâle ne pouvant pas les satisfaire toutes en même temps. Ce qui n’empêche pas Kya d’observer les exceptions aux règles (voir l’exemple bien connu de la mante religieuse).
Kya et les hommes
On ne peut que compatir aux péripéties de la jeunesse de Kya et admirer sa capacité à s’en sortir. On sent malheureusement le point faible que représente sa condition féminine. Déboussolée après le départ de Tate, Kya se méfie de plus en plus des hommes. Petit regret personnel d’ailleurs : les personnages masculins sont à mon avis trop systématiquement mauvais dans ce roman. Le seul qui y échappe, c’est Jumping, l’ami noir de Kya, à qui elle vend ses coquillages, sa femme réussissant même à la convaincre d’accepter quelques produits de première nécessité comme des vêtements.
Étrange procès
Le vrai bémol à mon avis pour ce roman, concerne le procès qui fait la dernière partie. Accusée d’avoir tué Chase avec préméditation, Kya devrait pouvoir se défendre. Or, on ne la voit jamais interrogée, ce qui est quand même ahurissant. De même, personne ne cherche jamais à savoir ce que faisait Chase à cet endroit ce soir-là. L’enquête se contente de passer au crible la possibilité que Kya aurait eu de tout organiser. Enfin, le narrateur omniscient se contente de faire en sorte de maintenir le suspense. D’ailleurs, le jugement n’apportera pas de réponse définitive, car Delia Owens gardait encore un atout dans sa manche pour l’ultime conclusion qui donne évidemment à réfléchir et permettra à chacun-chacune de peser le poids de la culpabilité des uns et des autres. Que peut-on pardonner ?
Là où chantent les écrevisses, Delia Owens
Seuil : 2 janvier 2020