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« Humanité et numérique » : une exploration holistique de l’impact des écrans sur nos vies

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Le numérique, désormais omniprésent, a des conséquences majeures sur notre santé, nos relations, notre environnement et nos institutions. Une approche holistique est nécessaire pour comprendre ses enjeux et tempérer ses effets négatifs. C’est précisément ce que propose Humanité et numérique, qui rassemble vingt-cinq professionnels venus d’horizons divers – économie, droit, santé, école, journalisme – autour de la neurologue et spécialiste de la cognition Servane Mouton.

C’est peu dire que la révolution numérique a bouleversé notre quotidien et notre rapport au monde. Des années 1970, avec la démocratisation de la télévision, aux années 1990, avec l’essor d’internet, jusqu’à aujourd’hui, où l’on compte quelque 5 milliards d’utilisateurs de smartphones et plus de 34 milliards d’objets connectés, les écrans et les mondes virtuels n’ont cessé de proliférer. Ils affectent notre santé, nos relations sociales et notre environnement, familial comme terrestre. Comme le souligne avec inquiétude Servane Mouton, cela nécessitait une approche holistique pour en saisir tous les enjeux et leurs innombrables ramifications.

Rendez-vous compte : les Français de plus de 11 ans passeraient, selon une récente étude, environ 60% de leur temps libre devant un écran, tandis que les moins de 3 ans visionneraient quant à eux, en moyenne, 1h22 de programmes télévisés chaque jour. Ces chiffres inquiétants ne sont pourtant que la partie émergée de l’iceberg, puisqu’il s’ensuit, de manière directe, une augmentation de la sédentarité, un risque accru de troubles cardiovasculaires, une exposition plus large à la pornographie, à la violence, ainsi qu’à l’influence des contenus publicitaires.

Enfance, liens familiaux, santé… En collectant des données et en examinant l’impact du numérique sur nos vies durant trois années entières, Servane Mouton a pu tourner autour de son objet d’étude comme le fait un papillon avec un lampadaire. Les textes qu’elle rassemble et met en perspective dans Humanité et numérique soulignent la manière dont les écrans affectent l’ensemble des dimensions de l’humain, y compris sur le plan écologique ou institutionnel. Pour s’en convaincre, on rappellera que le numérique est responsable d’environ 4% des émissions mondiales de gaz à effet de serre et que plus de 30 milliards d’équipements se trouvent actuellement en circulation dans le monde, avec une obsolescence programmée qui incite de surcroît à la rotation rapide des produits.

L’industrie minière extractiviste, grande consommatrice d’eau et productrice de métaux rares, constitue également un enjeu environnemental majeur, directement lié à l’usage des smartphones et des tablettes (mais pas que). Un centre de données de taille moyenne consommerait par exemple, pour ses besoins de climatisation, jusqu’à 600 000 mètres cubes d’eau par an. David Gee se demande quant à lui si l’histoire de l’amiante ne serait pas en train de se répéter avec les rayonnements radiofréquences des télécommunications mobiles. Il argue que la plupart des agences de régulation semblent être dans le déni concernant les risques. La Professeure Barbara Demeneix revient de son côté sur ce qu’elle qualifie d’« invasion invisible » des perturbateurs endocriniens présents dans les matériaux informatiques.

Les enfants étant particulièrement vulnérables, leur exposition aux écrans retient l’attention des spécialistes. Leur cerveau, doté d’une grande plasticité, est influencé par les écrans, qui peuvent entraîner, parfois à long terme, des troubles de l’attention, des problèmes relationnels et des difficultés dans l’apprentissage de la lecture et du langage. Les écrans nuisent à la qualité des interactions humaines et surchargent les ressources attentionnelles des enfants, réduisant de ce fait leur capacité à apprendre. Non seulement l’enfant perd le contact avec le réel, mais il subit en outre une saturation des informations sensorielles (bruit, luminosité, mouvement, etc.) qui handicape ses apprentissages. Le temps passé devant un écran est un temps perdu, sacrifié, où l’enfant n’explore pas le monde qui l’entoure, ne fait pas usage de sa motricité, n’est pas en position de raisonner ni d’effectuer des découvertes. Ses fonctions sensorielles et motrices demeurent considérablement sous-employées.

La pédiatre Célia Levavasseur met en lumière les perturbations causées par les écrans dans la relation d’attachement entre l’enfant et ses parents, avec un impact pouvant se révéler significatif sur leur avenir psychologique et émotionnel. Le numérique a également des conséquences sur la sexualité adolescente, avec un accès banalisé à la pornographie. Selon l’association Ennocence, 50% des enfants seraient exposés à du contenu pornographique durant leur scolarité primaire, et presque tous durant le collège. L’affaire doit être prise au sérieux, tant les vidéos pornographiques influencent les représentations et comportements sexuels des jeunes. Elles peuvent engendrer des complexes, brouiller les frontières entre la fiction et la réalité et rendre, par désensibilisation, plus violentes ou humiliantes les agressions sexuelles – mais pas forcément plus fréquentes, en vertu d’un effet cathartique.

Les jeux vidéo sont eux aussi associés à des troubles de l’attention, une perte du lien social, l’isolement et parfois même l’addiction. Les auteurs font par ailleurs état des effets négatifs des écrans sur la qualité du sommeil, le métabolisme et la santé oculaire des utilisateurs. Ils reviennent aussi sur le capitalisme de surveillance et l’usage phagocytaire des réseaux sociaux. Ils expliquent en quoi consiste le brain drain, c’est-à-dire la fuite du cerveau : le simple fait d’avoir un téléphone mobile à nos côtés, même en mode silencieux, tend à épuiser nos ressources attentionnelles et à altérer nos performances cognitives.

Enfin, sujets passionnants s’il en est, l’utilisation du numérique dans l’éducation et la santé soulève d’importantes interrogations. À l’école, la présence d’écrans modifie la relation entre enseignants et élèves, avec des conséquences sur l’apprentissage et la motivation. Il n’est pas rare de voir des professeurs davantage tournés vers l’écran que vers leurs élèves, ou des absences rattrapées par des notes numériques, voire de bons élèves réduits au rôle d’exécutants en réalisant des travaux pour le compte des autres via les messageries privées ou les réseaux sociaux. Les professeurs ne savent plus s’ils corrigent un article de blog, une fiche Wikipédia ou la production de leur élève. Et ce dernier est passé d’une écriture manuscrite, nécessitant une réflexion préalable et une bonne maîtrise de la langue, à une écriture tapuscrite, où ses fautes sont portées à son attention par soulignage automatique et où les blocs de texte peuvent être déplacés à sa guise, quand et là il le souhaite.

L’informatisation des soins de santé a été perçue comme une solution prometteuse, notamment pour pallier les déserts médicaux. Toutefois, cette révolution numérique ne s’est pas avérée sans faille. En effet, diverses études ont démontré que l’utilisation des Dossiers Patients Informatisés (DPI) favorisait les burn-outs chez les médecins, tandis que les infirmiers consacrent désormais davantage de temps à la traçabilité des gestes médicaux et des médicaments qu’à l’interaction avec les patients et aux soins directs. De surcroît, la dépendance accrue aux systèmes informatiques a révélé une vulnérabilité certaine face aux cyberattaques et aux défaillances numériques, pouvant entraîner une paralysie complète des établissements de santé concernés. Enfin, et cela pourrait constituer un résumé métaphorique glaçant de l’ensemble d’Humanité et numérique, une simple erreur d’encodage ou un clic malencontreux peut occasionner des conséquences désastreuses pour les patients, comme des posologies inadaptées ou des données sensibles erronées.

Humanité et numérique, ouvrage collectif coordonné par Servane Mouton
Apogée, avril 2023, 336 pages

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