Méprisé par la critique américaine à sa sortie, ce western de Nicholas Ray a depuis lors été largement réhabilité. On aurait tort d’attribuer son élévation au rang de chef-d’œuvre à son seul avant-gardisme « féministe » dans un genre peu habitué à distribuer les premiers rôles au beau sexe. Johnny Guitare est un opéra mélodramatique qui se joue des conventions et surprend le spectateur de la première à la dernière minute. Couleurs, costumes, décors, dramaturgie, interprétation, musique : tout concourt au génie insolite du film. C’est le cinéma qui sort vainqueur de ce duel à mort entre deux femmes au caractère volcanique. Une sortie incontournable, donc, d’autant plus que Sidonis/Calysta l’a agrémentée de suppléments à la hauteur de l’événement !
Comme toute œuvre « culte » qui se respecte, la réalisation de Johnny Guitare fut chahutée et sa genèse alimente encore bien des débats. Nicholas Ray, révélé à la fin des années 40 et reconnu comme un des nouveaux maîtres du film noir, entame en 1952 un tournant dans sa carrière. Il quitte la RKO après y avoir réalisé son premier western Les Indomptables et s’engage avec un studio mineur (un fait rare dans son parcours professionnel), Republic Pictures. Il va y tourner son second western qui est aussi son second film en couleurs (après le film de guerre en Technicolor Les Diables de Guadalcanal, en 1951) : Johnny Guitare. Ray n’est pas à l’origine du projet. Celui-ci, initialement intitulé Lisbon, est tiré d’un roman écrit par Roy Chanslor et dédié à Joan Crawford, qui en détenait les droits d’adaptation. Après avoir essuyé le refus d’une major, Paramount, Crawford présente le script à Republic et exige qu’il soit mis en scène par Nicholas Ray, avec lequel elle a eu une aventure amoureuse.
Aujourd’hui encore, les spéculations vont bon train concernant l’auteur du film. En ces temps de « chasse aux sorcières » à Hollywood, en effet, il subsiste beaucoup de doutes concernant la paternité de certaines œuvres, plusieurs scénaristes s’étant fait une spécialité de signer officiellement des œuvres écrites par des auteurs blacklistés (voir à ce sujet le film The Front de Martin Ritt, entre autres). Philip Yordan fait partie de ces gens qui acceptèrent quelquefois de devenir le prête-nom pour des scénarios écrits par d’autres. Est-ce le cas de Johnny Guitare ? Impossible de le savoir, mais une chose est sûre : le film demeure particulièrement fidèle au roman de Chanslor. Il est à noter que le maccarthysme n’est pas qu’une toile de fond à un débat de spécialistes, finalement anecdotique ; il irrigue tout le film. Ainsi, il n’est pas anodin qu’autour de cette histoire de trahison et d’aveux arrachés, l’on retrouve des aussi bien des mouchards (Ray et le comédien Sterling Hayden ont tous deux « donné » des collègues au House Un-American Activities Committee) que de farouches anticommunistes (l’acteur Ward Bond, figure familière des westerns de l’époque, fut un des chefs de file de la chasse aux sorcières à Hollywood ; le voir ici à la tête d’une milice cherchant à pendre des suspects ne manque pas de piquant !). Une fois de plus, replacer l’œuvre dans son époque permet d’en saisir un sous-texte passionnant.
Quant au tournage, il constitua un traumatisme pour une bonne partie de ceux et celles qui y participèrent. L’expérience fut en effet marquée par la haine féroce vouée par Joan Crawford à Mercedes McCambridge, qui interprète sa rivale à l’écran. Crawford, qui avait déjà connu le temps des vaches maigres à la fin des années 30 (elle fut qualifiée officiellement de « Box Office Poison » en 1938 !), avait réussi un premier comeback en 1945 grâce au Roman de Mildred Pierce de Michael Curtiz, qui lui valut un Oscar. En 1954 et malgré des prestations récentes dans plusieurs grandes œuvres (notamment Le Masque arraché de David Miller, sorti deux ans plus tôt), Crawford, dont la vie privée n’est guère un long fleuve tranquille, apparaît comme une diva d’une autre époque, dont l’attitude en irrite plus d’un et qui combat en outre un penchant pour la bouteille. Elle fait face à une comédienne qui représente la génération montante. En effet, rien ne semble résister à Mercedes McCambridge : après avoir triomphé comme comédienne de radio, elle a décroché un Oscar dès sa première apparition au cinéma, dans Les Fous du roi de Robert Rossen, en 1949. Autant dire que le décor est planté pour un conflit homérique dont Hollywood détient le secret, cet antagonisme reflétant par ailleurs parfaitement celui existant entre les personnages incarnés par les deux actrices. Bref, là encore, la réalité s’est immiscée dans la fiction et a fini par la nourrir – ce qui ne fait qu’accroître le charme particulier du film.
Aujourd’hui, Johnny Guitare est reconnu en premier lieu pour le rôle important joué par les protagonistes féminines. En effet, si le titre se réfère ironiquement au personnage masculin interprété par Sterling Hayden, c’est bien la rivalité entre Vienna (Joan Crawford) et Emma (Mercedes McCambridge) qui est au cœur du récit. Deux femmes au tempérament de feu, deux meneuses de bande… qui finiront par s’affronter dans un standoff final au féminin, vision rarissime dans un western ! Deux personnages troubles, aussi, tels que Ray les affectionnait. Vienna tient un casino-saloon désespérément vide dans un coin paumé de l’Arizona. Elle a tout misé sur le futur chemin de fer, dont la construction est en cours dans la région, et qui devrait à terme passer juste à côté de son établissement. Ce rêve se confronte aux intérêts de tout ce que la région compte d’éleveurs puissants, qui redoutent l’arrivée de ce flot d’étrangers. Ils sont menés par deux hommes, le Marshall Williams (Frank Ferguson) et McIvers (Ward Bond), mais celle qui les domine est indiscutablement Emma. Pour ne rien arranger, Vienna entretient une vague relation avec le « Dancin’ Kid » (Scott Brady), un personnage trouble et séduisant qu’Emma désire mais qu’elle suspecte en même temps d’avoir assassiné son frère. Sa jalousie vis-à-vis de Vienna la poussera à attiser la petite milice locale d’éleveurs à concrétiser sa terrible vengeance personnelle. Vienna, de son côté, peut compter sur le retour de Johnny Logan, un ancien amour qui retrouvera ses réflexes de pistolero pour lui venir en aide…
Johnny Guitare est une œuvre tellement intéressante qu’on pourrait en disserter des heures, mais les spécialistes invités à livrer leur analyse dans les suppléments de cette édition (lire plus bas) s’en chargent mieux que quiconque. Contentons-nous dès lors de mentionner quelques éléments saillants. D’abord, la finesse rare de Nicholas Ray dans la manipulation des codes du western (types de personnages, décors, action, etc.) pour mieux emmener le film dans d’autres directions. Il y a presque plusieurs films en un dans Johnny Guitar, sans que cela nuise à l’intrigue, bien au contraire. La piste mélodramatique constituée par l’histoire d’amour compliquée entre Vienna et Johnny (notons deux formidables séquences de « confrontation amoureuse », où ces deux êtres meurtris tentent de renouer un lien brisé par le temps), progresse parallèlement à celle, menée sur un mode presque hystérique, de l’antagonisme féminin, avant qu’elles ne se rejoignent. Rarement a-t-on vu à l’écran une telle haine viscérale, une telle jouissance authentique dans la vengeance, que celle d’Emma. L’expérience réelle des actrices sur le plateau se traduit ainsi à l’écran, Mercedes McCambridge volant la vedette à son aînée. Le visage de Joan Crawford, jadis une des plus belles femmes d’Hollywood, est ici comme figé par l’âge et les excès. Elle n’en demeure pas moins excellente dans les séquences dramatiques. Sterling Hayden se montre lui aussi à la hauteur de l’enjeu, le comédien de Quand la ville dort (John Huston/1950) et L’Ultime Razzia (Stanley Kubrick/1956) se révélant lui aussi plus solide dans le registre dramatique que les scènes d’action – il était un piètre cavalier et n’aimait pas tirer au pistolet, un comble pour un western ! Les seconds rôles, enfin, bénéficient d’une attention toute particulière et sont incarnés avec talent, de l’acolyte fourbe Bart joué par Ernest Borgnine à la victime juvénile Turkey (Ben Cooper), en passant par Tom, rôle mineur interprété par John Carradine, qui a droit lui aussi à son moment, lors d’une touchante scène d’agonie. Tous les rôles et la manière dont ils sont incarnés prouvent une fois encore l’attachement de Nicholas Ray aux personnages complexes, dont l’humanité s’exprime à travers la violence des émotions et les motivations troubles.
L’utilisation du Trucolor, procédé de films en couleur dont Republic Pictures était le propriétaire afin de concurrencer le Technicolor, fut beaucoup critiquée à la sortie du film. Elle mérite pourtant d’être réhabilitée, tant Ray assuma les couleurs vives du Trucolor en les intégrant dans la dramaturgie du film. Les tenues portées par Joan Crawford, des chemises jaune ou rouge vif en passant par une formidable robe blanche (le seul apparat féminin qu’elle portera de tout le film), tranchent en effet avec le noir qui domine celles de la milice de lyncheurs. L’architecture des lieux est, elle aussi, aussi riche qu’inventive, du saloon qui mériterait un article à lui seul au repaire des bandits accessible uniquement en passant à travers une cascade – une merveilleuse idée. Enfin, la musique marquante de Victor Young et le titre mélancolique chanté par Peggy Lee achèvent de faire de Johnny Guitare un chef-d’œuvre à la fois insolite et intemporel. Un western hors catégorie, moderne et complexe, non dénué de certains défauts mais dont l’originalité et l’intensité des sentiments lui confèrent une place à part dans l’histoire du septième art. Près de 70 ans après sa sortie, il n’a rien perdu de son éclat !
Synopsis : Armé de sa seule guitare, Johnny Logan renoue avec Vienna, une vieille connaissance qui, désormais propriétaire d’un saloon isolé, attend que le chemin de fer en construction arrive jusqu’à elle. Une perspective qui n’est pas du goût des éleveurs de la région, inquiets que le train n’y déverse des flots de colons. Également suspectée de cacher le « hors-la-loi » Dancing Kid et ses complices accusés de meurtre, Vienna a plus que jamais besoin de la protection de cet homme surgi du passé…
SUPPLÉMENTS
Sidonis/Calysta a l’habitude de soigner ses éditions, et ce n’est pas cette sortie de Johnny Guitar qui mettra à mal cette réputation ! Le décès de Bertrand Tavernier n’empêche pas l’éditeur de le convoquer, une fois encore, pour un commentaire plein de passion et de bonhomie, via cet entretien tiré d’une émission d’Arte. Deux généreuses présentations supplémentaires nous permettent de retrouver d’autres habitués de l’exercice, l’historien du cinéma Patrick Brion et l’écrivain Jean-François Giré. Les intervenants sont tous transportés par le film : « opéra d’amour » selon Tavernier, « film éclatant, baroque » pour Brion, et un « western comme on n’en a jamais vu » aux yeux de Giré. Ils s’attardent tous trois longuement sur l’imbroglio autour de la paternité du scénario, reprenant les différentes hypothèses en s’accordant sur le fait que l’œuvre demeure très fidèle au roman de Chanslor (Brion précise que Philip Yordan prétendit que ce dernier était de mauvaise qualité et qu’il l’avait considérablement modifié, ce qui est objectivement faux). L’ambiance sur le plateau est un autre sujet logique de discussion, la plupart des personnes impliquées dans le film l’ayant répudié à sa sortie, encore marquées par l’attitude détestable de Joan Crawford. C’est le cas de Sterling Hayden (« il détestait tous ses films », tempère Tavernier) et de Mercedes McCambridge, mais aussi de Nicholas Ray lui-même, un comble pour un film si réussi ! Patrick Brion soutient à juste titre que « dans la dureté du film, on devine ses conditions de tournage très difficiles », tant il est vrai que l’hostilité entre les deux protagonistes féminines constitue le sujet même de l’œuvre.
Le Trucolor, sujet de critiques à la sortie du film, est également réhabilité par les trois spécialistes, Tavernier insistant sur la complicité entre Ray et son chef opérateur Harry Stradling, menant à « des choix très assumés », les limites de la technologie utilisée étant exploitées à des fins dramaturgiques de manière très intelligente. Plus étonnamment (et même si Tavernier précise que Johnny Guitar est le seul long-métrage de Ray comptant deux personnages féminins aussi dominateurs), seul Jean-François Giré s’attarde sur la caractéristique la plus saillante du film pour qui le voit pour la première fois : l’importance donnée aux femmes, bien sûr. L’écrivain insiste sur les accents féministes du film, qui le rendent à la fois moderne et surprenant : leur place dans le récit et leur goût pour l’indépendance permettent à Ray et au scénariste, quel qu’il soit, de resituer les femmes à leur juste place dans l’histoire de l’Ouest, ce que seuls de rares cinéastes comme John Ford ou William A. Wellman ont également fait à leur manière. La femme « fait sortir l’homme de sa petitesse, le fait s’élever vers la grandeur », selon Giré, ce qu’illustre parfaitement Vienna dans le film, qui permet à Johnny de quitter son rôle d’amuseur faussement détendu et redevenir qui il est réellement. Enfin, Patrick Brion relève avec sagacité la succession de surprises que ménage le film, le détournement des codes du western (jusque dans le casting de Joan Crawford, qui n’avait plus tourné un film dans ce registre depuis l’ère muette) ou encore la personnalité de Ray qui se dégage des rapports amoureux et de la place des jeunes dans la société américaine, que l’on retrouve dans nombre de ses œuvres. Certes, ces trois analyses n’évitent pas certaines redondances car les sujets traités se recoupent, mais la passion des intervenants et la justesse de leurs propos émaillés de nombreuses anecdotes savoureuses, font oublier ce léger bémol.
Si ces analyses occupent près d’une heure et demie, le spectateur aura encore droit à quelques mignardises supplémentaires. Hormis les classiques bandes-annonces et un clip d’époque de Johnny Guitar, la mélancolique chanson de Peggy Lee composée par Victor Young, précisons ainsi que le film est précédé d’une courte introduction de Martin Scorsese himself. En quelques minutes, le metteur en scène américain souligne plusieurs éléments intéressants, comme l’influence de Ray sur la Nouvelle Vague française, le fait qu’il a étudié l’architecture avec Frank Lloyd Wright (ce qui pourrait expliquer « sa façon de juxtaposer ses personnages torturés à leur environnement ») ou le style audacieux du cinéaste américain, à l’aide de plusieurs séquences citées en exemple. Si l’on retient l’expression de « film paroxystique et exalté », que Scorsese utilise pour qualifier ce chef-d’œuvre, lui-même préfère citer François Truffaut qui louait en Ray le « poète du crépuscule ». Quels que soient les termes employés, tous les intervenants dans les suppléments de cette remarquable édition s’accordent sur une chose : Johnny Guitare est un film incontournable. Gageons que rares seront les cinéphiles qui exprimeront un avis contraire à celui-là…
Suppléments de l’édition combo DVD/Blu-ray :
- Introduction par Martin Scorsese
- Entretien avec Bertrand Tavernier (pour Arte)
- Présentation par Patrick Brion
- Présentation par Jean-François Giré
- Clip de Peggy Lee
- Bandes-annonces
Note concernant le film
Note concernant l’édition