Il a fortement inspiré Le Cercle Rouge, de Jean-Pierre Melville, et, au-delà, il est à l’origine de tout un pan du film noir : le film de cambriolage. Quand la ville dort mérite sa place parmi les classiques du cinéma américain, dont il est un jalon essentiel.
Généralement, c’est au cinéaste John Huston que l’on attribue tout ou partie de la paternité du film noir, d’abord comme scénariste (pour La Grande Evasion, High Sierra en VO, de Raoul Walsh) puis comme réalisateur (avec Le Faucon Maltais, sa première réalisation, en 1941). Ce cinéaste hors norme, qui parvenait à faire des films en équilibre subtil entre œuvre personnelle et divertissement hollywoodien, va par la suite signer nombre de chefs-d’œuvre, parmi lesquels Le Trésor de la Sierra Madre, Key Largo, Moby Dick, La Lettre du Kremlin, Les Gens de Dublin, etc.
C’est en 1950 qu’il écrit et réalise Quand la ville dort (The Asphalt Jungle en VO), film de cambriolage qui s’est imposé comme la référence absolue en la matière. Le film est adapté d’un roman de W. R. Burnett, auteur, entre autres, de Little Caesar. Huston et Burnett avaient déjà travaillé ensemble sur le scénario de High Sierra.
La face sombre de la ville
Centré sur le casse d’une bijouterie (qui arrive exactement au milieu du film), Quand la ville dort contient toutes les caractéristiques du film noir. D’abord son décor urbain, comme l’indique son titre. Les premiers plans montrent d’emblée la volonté de réalisme social dans la description de la ville. Huston venait de la Warner, firme de production qui se démarquait par le côté social et réaliste de ses films ; et même si Quand la ville dort est produit et distribué par la MGM, plus spécialisée dans le divertissement coloré et à grand spectacle, le réalisateur a tenu à garder cet aspect véridique dans son film (ce qui ne manqua pas d’entraîner un conflit entre le cinéaste et Louis B. Mayer, qui trouvait le film trop sombre et pessimiste).
Les rares extérieurs de Quand la ville dort nous montrent une ville aux rues défoncées et aux immeubles insalubres. Ce décor se révèle vite être à l’image de ses personnages, et même de son pays : en état de délabrement moral. Très vite, le spectateur apprend que la ville où se déroule l’action est minée par le crime, et le lieutenant Ditrich se fait passer un savon par son supérieur à ce sujet.
L’essentiel du film va se dérouler dans des intérieurs sombres, mal éclairés (et jamais par la lumière du jour). Quand la ville dort nous offre une plongée dans un monde souterrain qui est un reflet en miroir du monde urbain diurne. Un monde avec ses célébrités (comme le Doc), ses lieux incontournables, ses codes sociaux, ses patrons et ses salariés, etc. D’emblée, la société américaine est montrée sous une double face : celle du jour, de la lumière et celle de la nuit (voir l’éloge que Gus fait du chat, qui « sort la nuit et dort le jour »), de l’ombre et des souterrains (le film est truffé d’images symboliques de choses ou de personnages qui tombent ou descendent), et les liens entre les deux mondes ne sont pas rares (avocat marron, flic véreux, mais aussi l’Américain moyen : « les gens aiment parier, même si c’est interdit », dira Ditrich d’un air dépité).
« Ce qui motive le holp-up »
C’est dans ce cadre qu’évoluent des personnages eux aussi marqués par le réalisme. Ici, pas de glamour ni de « bigger than life ». Louis, le perceur de coffre, est montré chez lui, dans son minuscule appartement, avec son enfant malade, sa femme débordée et les couches qui traînent partout. Doll, dont les larmes font couler le maquillage, enlève un seul de ses faux cils et reste comme cela, effondrée. Plus tard, on la découvre au lever, toujours sous l’effet des somnifères : nous sommes loin de l’image de la femme fatale et du glamour hollywoodien.
Comme pour tout bon film noir, Quand la ville dort est d’abord et avant tout une affaire de morale. Huston aurait dit :
« Dans mon film, le hold-up est secondaire, c’est ce qui motive le hold-up qui est essentiel ».
Chaque personnage est décrit avec ses obsessions, qui vont le pousser à agir : Louis a son enfant malade à qui il veut offrir le grand air ; Dix veut son ranch dans le Kentucky ; Emmerich est fasciné par la jeune et sensuelle Angela, et le Doc par les (très) jeunes femmes.
Finalement, pour tous ces personnages, le crime n’est qu’un métier comme un autre dont le but est d’obtenir un salaire permettant de satisfaire aux besoins (« We all work for our vice »). Il faut voir comment le Doc engage les hommes pour son casse : il leur fait passer un véritable entretien d’embauche. Nous sommes bien là dans la différence majeure entre le film noir et le film de gangsters qui l’avait précédé (et dont il découle partiellement). Dans les films des années 30 comme Scarface ou Little Caesar, le crime était l’expression de la personnalité mégalomane et de l’orgueil démesuré d’un personnage. Le film noir se plaît, lui, à montrer des personnages ordinaires, produits de leur société et de leur temps, qui sont confrontés à un choix moral. Le crime découle logiquement de la société humaine, sa présence y est inévitable. Comme le dit Emmerich :
« After all, crime is only a left-handed form of human endeavor ».
Tragédie sociale et psychologique
C’est aussi dans cette psychologie des personnages, dans ces vices en particulier, que se trouve ce qui va faire échouer toute l’affaire. Comme tout film noir qui se respecte, Quand la ville dort est une tragédie. Aucun suspense ici : dès le début, on sait que tout est voué à l’échec. Une fatalité écrase les personnages (« On ne peut rien contre les coïncidences »), mais ce sont surtout leurs vices qui les perdent. Ceux-ci s’égrènent comme un fil rouge tout au long du film. Ainsi, dès qu’il apparaît, le Doc regarde un calendrier de jeunes et jolies pin-ups… A la fin, il faut voir comment la jeune danseuse cache les policiers : avec peu d’effets, Huston en dit beaucoup.
Les historiens du cinéma disent souvent que John Huston était un « réalisateur de l’échec », mais il est vrai que c’est dans leur façon d’affronter l’échec que se révèlent les personnages, c’est là qu’ils montrent vraiment leur grandeur ou leur faiblesse ; c’est finalement à ce moment-là qu’ils deviennent (ou pas) des héros.
Film maîtrisé et novateur
Car le cinéaste maîtrise parfaitement sa technique. Le rythme est impeccable. Le scénario se déroule avec une logique implacable. Les interprètes, choisis personnellement par Huston lui-même (Sam Jaffe était un de ses amis, par exemple), donnent vraiment vie à ces personnages. Mais ce qui frappe le plus, c’est l’aspect esthétique du film : Huston crée une image qui relève à la fois du réalisme quasi-documentaire (la scène du casse se déroule avec une précision rare, une attention portée au moindre geste) et de l’expressionnisme, avec tout un jeu d’ombres et de lumières qui se reflètent sur les visages des personnages. Huston en profite d’ailleurs pour scruter ses personnages, analyser leurs regards : en 1950, peu de films hollywoodiens contenaient autant de gros plans. Une façon de plus de placer son film au niveau des personnages, sans les juger, a fortiori sans les condamner, mais simplement avec humanité.
Parmi les aspects novateurs de Quand la ville dort, il y a la quasi-absence de musique. Le musique, signée par le grand compositeur Miklos Rozsa (qui avait déjà obtenu un Oscar pour La Maison du Docteur Edwardes, de Hitchcock, et qui l’obtiendra à nouveau dix ans plus tard pour la mythique musique de Ben-Hur), ne se situe que dans les génériques, mais est absente du corps du film lui-même, ce qui accentue encore le réalisme et augmente la tension.
Presque 70 ans après sa sortie en salle, Quand la ville dort reste un film exceptionnel, dont l’influence fut (et continue d’être) considérable dans l’histoire cinématographique.
Synopsis : à peine libéré de prison, Erwin Riedenschneider, surnommé « le Doc », une célébrité dans le monde du crime, cherche à monter un nouveau coup : le casse sans précédent d’une bijouterie.
Quand la ville dort : bande annonce
Quand la ville dort : Fiche Technique
Titre original : The Asphalt Jungle
Réalisation : John Huston
Scénario : John Huston et Ben Maddow, d’après le roman de W. R. Burnett
Interprètes : Sterling Hayden (William Dix Handley), Sam Jaffe (Doc Erwin Riedenschneider), James Whitmore (Gus), Louis Calhern (Emmerich), Jean Hagen (Doll).
Photographie : Harold Rosson
Montage : George Boemler
Musique : Miklos Rozsa
Production : Arthur Hornblow, John Huston
Société de production : Metro-Goldwyn-Mayer
Société de distribution : Metro-Goldwyn-Mayer
Genre : film noir, drame
Date de sortie en France : 6 décembre 1950
Durée : 112 minutes
États-Unis – 1950