Ça fait déjà longtemps que Brian de Palma n’est plus en odeur de sainteté lorsqu’il s’attèle aux Incorruptibles. Non seulement son dernier vrai succès remonte à plus de sept ans avec Pulsions, mais l’échec de ses films suivants s’est accompagné pour certains d’un rejet d’une violence parfois inouïe (les accueils de Scarface et Body Double). Les Incorruptibles a donc tout du projet de la dernière chance pour l’ex golden-boy du Nouvel Hollywood que les années 80 ont transformé en presque pestiféré.
Division du travail
De loin, cette adaptation du livre éponyme autobiographique d’Elliot Ness himself coécrit avec Oscar Fraley, qui donna lieu à une série télévisée du même nom de 1959 à 1963 ne tient en rien au nom de son réalisateur. Relique d’une époque où les majors investissaient encore dans des productions de standing, Les incorruptibles est un pur film de commande de luxe pour Brian De Palma, qui ajoute son nom à la liste prestigieuse composant la fiche technique (notamment David Mamet au scénario, à l’époque déjà reconnu comme un brillant dramaturge).
Le cinéaste est donc venu jouer en équipe plutôt que tenir le rôle du chef d’orchestre, rôle qu’il attribuera à demi-mots à David Mamet quelques années plus tard (il dira avoir apporté au film ses compétences plutôt que ses obsessions). Pour autant, si l’on comprend le souci de remettre les choses à leur place de la part d’un réalisateur habitué à occuper seul le sommet de la chaîne de commandement, Les incorruptibles n’a rien du film de prestataire « effacé ». Déjà lors de la phase de casting, il n’hésite pas à mettre son poste en jeu pour imposer Robert De Niro dans le rôle emblématique d’Al Capone. Quitte à demander au studio de dédommager un Bob Hoskins déjà engagé à hauteur de 200 000 dollars en plus de satisfaire les exigences salariales élevées de Big Bob. (Une fois ses doléances satisfaites, le célèbre « method actor » se met au boulot : il part cinq semaines en Italie manger des plats locaux, prends 12 kilos, se rase le front et met la main sur les tailleurs de costumes de Capone à qui il commande des vêtements sur les mesures du célèbre gangster. « You got what you pay for ». )
Mais c’est bien évidemment du point de vue de la mise en scène que Les incorruptibles se révèle tributaire de l’empreinte du réalisateur de Blow Out. De Palma peut éventuellement rester en retrait sur les questions de récit, mais certainement pas se montrer discret dans leur mise en forme même si chez lui, chez lui plus que chez n’importe qui, les deux questions sont évidemment liées. Émaillé de morceaux de bravoure formels inouïs qui tiennent encore une place de premier choix dans la mosaïque pourtant pléthorique du cinéaste en la matière, Les Incorruptibles est peut-être un film-manifeste de De Palma le formaliste. Le virtuose capable de réinventer un genre pataugeant dans le formol à l’époque (le film de gangsters en costumes), le styliste flamboyant qui hyperbolise les péripéties les plus anodines, le cinéphile insolent capable de citer l’une des scènes les plus célèbres du 7ème Art pour se mesurer en creux à son instigateur (la scène de l’escalier, incroyable hommage/défi au Cuirassé Potemkine de Serguei M. Eiseinstein). A bien des égards, il s’agit de l’exemple éclatant du cercle vertueux généré par la rencontre entre le mainstream le plus chevronné et la signature d’un super-auteur sorti de sa zone de confort.
Les contraires s’attirent
Mais même si De Palma assume le film en tant qu’exercice de style, le film représente un tournant dans la carrière de l’auteur, qui se répercutera largement sur ses films suivants. En effet, de prime abord Les incorruptibles incarne le projet de contradictions qui auraient dû rester insolubles. Même s’il est parcouru d’un regard sans concessions sur la ligne morale fissurée séparant les flics des gangsters, le film est animé d’une volonté manifeste de se payer une tranche d’Americana célébrant l’héroïsme de ses croisés d’une lutte inégale contre la criminalité organisée. Avec un Kevin Costner pas encore star mais déjà visage d’une Amérique juchée sur son utopie, Les incorruptibles revendique cette volonté aussi anachronique que dans l’air de l’époque de se laver du cynisme qui avait imprégné l’atmosphère post-70’s en renouant avec la naïveté des grands récits. Sans arrière-pensée critique ni discours sous-jacent qui viendraient le corrompre jusqu’à en percer la surface. Bref, tout ce que l’on pouvait ne pas attendre de De Palma à l’époque.
D’abord parce qu’il venait de signer ces parangons d’imagerie à charge contre les années 80 qu’étaient Body Double et Scarface, qui provoquèrent chacun des réactions pour le moins épidermiques. Ensuite parce que son cinéma est peut-être le notaire le plus emblématique du décès d’une certaine innocence de l’image actée avec l’assassinat de JFK et le film de Zapruder. Plus encore que les autres réalisateurs du Nouvel-Hollywood qui ont abordé le sujet plus ou moins directement, De Palma est le cinéaste qui a traqué la mort de Kennedy au sein de sa filmographie. De fait, le voir arriver sur un projet qui s’inscrit ostensiblement dans une volonté de revenir à une ère de l’image pré-15 novembre 1963 paraissait sur le papier comme une oxymore presque insurmontable pour le cinéaste et le public accoutumé à ses excès.
Or, c’est justement ce frottement qui rend Les Incorruptibles absolument passionnant, au-delà de la pure démonstration formelle qui pourrait constituer l’argument du réalisateur. Ainsi, loin de subvertir et détourner les intentions initiales du récit, De Palma fait ce qu’il fera plus tard avec L’impasse (peut-être son plus grand film) et Mission to Mars (peut-être son film le plus mésestimé) : se mettre au niveau de la candeur de l’ensemble. Ce qui signifie concrètement élever la simplicité revendiquée des états d’âmes des personnages pour en sublimer la grandeur tragédienne. De Palma pousse à fond les curseurs mélodramatiques de l’histoire (la musique d’Ennio Morricone y est pour beaucoup), convertissant pour l’occasion ses figures de style les plus reconnaissables à l’aune de cette configuration. Ce n’est plus un film de gangsters, mais un récit de chevalerie qui brandit l’étendard de valeurs anachroniques.
L’art du renouveau
On pouvait penser qu’il finirait par rigoler dans sa barbe à un moment où un autre, mais il n’en est rien: De Palma embrasse ce qu’il est en train de filmer avec tout le lyrisme dont il est capable. Ainsi son fameux art du plan-séquence trahissant la complicité voyeuriste du spectateur devient ici un vecteur d’empathie déchirant (voir la mort de Malone), dénué de chausse-trappes métatextuels susceptibles de perturber l’unicité de l’ensemble. Une preuve édifiante de la cette volonté de ne jamais « ajouter » quelque chose aux états d’âmes de ses personnages. En particulier s’agissant de son boy-scout de héros, amené à dire adieu à l’idéalisme qui le portait au début du film. Notamment au sortir de la scène du toit, où le réalisateur adopte un plan subjectif pour mieux sortir le spectateur de sa passivité pour le faire interagir avec l’état d’hébétude animant Costner, qui s’apprête à faire un compromis avec sa morale. Un dilemme qui aurait pu paraitre maniérée et facteur de dissociation dans les mains d’un autre, mais qui devient ici un profond facteur d’identification.
Au fond, en racontant la perte de l’innocence d’un héros désuet, De Palma retrouve un peu de la sienne. Un changement qui s’avérera déterminant dans Outrages et Le bûcher des vanités. Deux films très éloignés des Incorruptibles, mais dont la puissance dramatique découlera directement de cette volonté de faire des personnages les dépositaires malgré eux de valeurs bafouées par leur environnement.
Bande-annonce : Les Incorruptibles
Fiche technique : Les Incorruptibles
Titre original : The Untouchables
Réalisation : Brian De Palma
Interprétation: Kevin Costner (Elliot Ness) , Charles Martin Smith (Oscar Wallace) , Andy García (George Stone) ,Robert De Niro (Al Capone), Sean Connery (JIm Malone)
Scénario : David Mamet, d’après le livre The Untouchables d’Eliot Ness, Oscar Fraley (en) et Paul Robsky
Musique : Ennio Morricone
Direction artistique : William A. Elliott
Costumes : Marilyn Vance et Giorgio Armani1
Photographie : Stephen H. Burum
Son : Jim Tanenbaum
Montage : Gerald B. Greenberg et Bill Pankow (en)
Production : Art Linson
Producteur associé : Ray Hartwick
Société de production : Paramount Pictures