Vous ne connaissez pas Claude Miller ? Mais vous aimez la verve énervée de Michel Audiard ? Bonne nouvelle. LeMagduciné s’est replongé dans l’une des collaborations les plus iconiques du mythique tandem. A la clé : Mortelle Randonnée, un chef-d’œuvre plastique et scénaristique où brillent l’immense Michel Serrault et l’incandescente Isabelle Adjani.
Miller, Audiard et les autres
Mortelle randonnée. Derrière ces deux mots se cache un film sous-estimé. Sorti en mars 1983, cet objet filmique ouvertement arty et radical n’avait rien pour plaire à une intelligentsia en mal d’intrigues godardiennes. Il faut dire qu’avec Claude Miller à la réalisation, Michel Audiard au scénario, le film a de quoi être explosif. L’un est un jeune cinéaste promis à un bel avenir. C’est à lui que l’on doit La meilleure façon de marcher (1975), la première œuvre cinématographique française à aborder de front l’homosexualité masculine. C’est également lui qui réalise le très noir Garde à vue (1981), devenu depuis une référence absolue en matière de huis-clos policier. L’autre est un vieux de la vieille, un monument du septième art hexagonal. Entre 1949 et 1985, ce dernier n’écrit pas moins d’une quarantaine de scénarios et de dialogues. Parmi ces derniers, citons (pour faire court) Un signe en hiver (1962), Les Tontons flingueurs (1964) ou encore Le marginal (1983).
Ce combo explosif fait valdinguer les standards de son époque. Mortelle randonnée coche toutes les cases du polar tortueux sans jamais s’y conformer totalement. Du roman éponyme de Marc Behm, il ne reste rien ou presque. Les deux compères sapent les bases mêmes de leur style. Ils concoctent une œuvre unique combinant une esthétique léchée matinée d’ironie. En bons tontons flingueurs, le duo dynamite aussi bien la narration que les genres cinématographiques.
Ni polar ni film noir, adaptation autant que (re)création, Mortelle randonnée échappe à toute classification. Mélange disparate de plusieurs influences, tour à tour comique et désespérée, le film narre les aventures d’un détective privé (Michel Serrault) au bout du rouleau. Surnommé l’Œil, ce dernier est sommé d’enquêter sur une mystérieuse jeune femme Catherine Leiris (Isabelle Adjani) soupçonnée d’éliminer ses riches amants. Le personnage se retrouve bientôt imbriqué dans une course poursuite effrénée aux quatre coins de l’Europe. La force du film tient au parallèle, voire à la complicité qui se noue, de façon indirecte, entre le traqueur et la traquée.
Au nom du père
Mortelle randonnée est un film sur le deuil impossible. L’Œil est un homme brisé par la perte de sa fille Marie. Refusant de croire à sa mort, il se balade partout avec une photo de classe des années 50, attendant le moment fatidique où il pourra (enfin) passer à l’intérieur de l’image. A défaut d’y pénétrer, le détective rencontre Catherine Leiris. Le détective est intrigué par cette Beauté diaphane au charme magnétique. Le personnage s’amuse de cette meurtrière qui ne s’ingénie même pas à nettoyer ses scènes de crimes. Intrigué et bientôt fasciné, il se met à la suivre partout, voir plus ou moins en elle, le fantôme ressuscité de sa petite Marie.
Il n’y a qu’un pas entre le détective en maraude et l’ange gardien. Pas que franchit tout naturellement le personnage principal.Le détective reprend son rôle de Pater Familias déchu au profit d’une meurtrière en mal d’amour (paternel). Car, si le héros nage en plein transfert, il n’est pas le seul. Catherine Leiris voit également dans le personnage une sorte de père improvisé. Chacun des deux protagonistes voit en l’autre une figure providentielle de remplacement. La relation filiale est ainsi au cœur de l’intrigue. Cette affirmation apparaît d’autant plus vraie concernant l’équipe technique du film. En effet, Michel Serrault et Michel Audiard avaient eux-mêmes perdu un enfant dans un accident de la route quelques années auparavant.
La relation père-fille qui jalonne l’ensemble du film est donc sous-tendue par des drames bien réels. Ces informations biographiques ajoutent une couleur funèbre à une œuvre déjà fortement marquée par la mort. Catherine Leiris est elle-aussi à la recherche d’un père. Le récit des origines familiales, et plus particulièrement, le souvenir de la perte sont omniprésents dans le film. La jeune femme est hantée par un passé qui ne passe pas à l’instar du détective. La mort autant que l’enquête apparaissent ainsi, dans les deux cas, pour le détective et la tueuse comme une fuite en avant, une perpétuelle traque contre soi-même. La fin du film est déjà – de fait – contenue de son début. Catherine Leiris et L’Œil auront beau jouer à cache-cache, leur tragicomédie familiale meurtrière ne peut durer indéfiniment. Le spectateur devient, en somme, le témoin privilégié du lien qui unit deux êtres cabossés par la vie.
Une parabole œdipienne du star-system
Catherine Leiris et L’Œil jouent sciemment cache-cache. Ils ont parfaitement conscience que leur tragicomédie (familiale) meurtrière ne peut durer indéfiniment. Le spectateur devient, en quelque sorte, le témoin privilégié du lien qui unit deux êtres cabossés par la vie. L’Œil et Catherine réincarnent à leur manière les figures mythiques du détective privé et de la femme fatale. Le film réinvente les codes du film noir classique.
Il est aisé de voir dans la relation entre les deux personnages la métaphore de la toxicité du star-system. La belle Catherine Leiris (alias Isabelle Adjani) est traquée par un homme dont l’attitude paternaliste frôle ouvertement la prédation. Le charme de la mente religieuse est indissociable de celui de son actrice. Isabelle Adjani est, aux débuts des années 80, une star dont les moindres faits et gestes sont scrutés par des photographes (masculins). L’actrice fait l’objet de nombreuses spéculations à l’instar du personnage qu’elle interprète. Catherine Leiris est également poursuivie par un inconnu qui la photographie à son insu et s’introduit dans sa vie privée
Le Bleu est une couleur cinématographique
La force du film tient au rôle qui est alloué à la voix off. L’Œil occupe une double fonction. Il occupe à la fois la place du héros et celle du narrateur. Le protagoniste comment en permanence à haute voix les faits et gestes de celle qu’il observe. L’obsession qu’il connaît progressivement envers Catherine Leiris gagne également le public. Nous ressentons d’autant plus les émotions du personnage qu’il les énonce à voix haute. L’énonciation renforce l’identification au héros.
Michel Serrault magnifie les dialogues de Michel Audiard. Avec lui, l’ironie d’une réplique devient un morceau d’anthologie. Il sait insuffler à son personnage une ambiguïté qui le rend lui-même fascinant aux yeux du public. Sa performance marque les esprits et hante longtemps après la rétine du spectateur. Comment ne pas non évoquer celle d’Isabelle Adjani ? Alors aux faites de sa gloire, la comédienne livre une prestation pour le moins incroyable, oscillant sans cesse entre la pudeur explosive et la violence glacée. Il faudrait aussi parler des interprétations de Guy Marchand et de Stéphane Audran. Seconds couteaux indispensables à l’architecture de l’histoire, ces derniers réussi la gageure de réunir la bêtise grasse et la brutalité absurde.
La magie du cinéma
Il importe peu au cinéaste et à son scénariste que l’histoire et les évènements qu’elle relate paraissent crédibles. Tout se joue dans l’impact du langage et la puissance de l’image. De Paris à Bruxelles, en passant par Baden-Baden et Monaco, les personnages vont et viennent, pour finir par atterrir dans une banlieue parisienne, coincée entre des hôtels miteux et des café-restaurant aux comptoirs en zinc.
Tout est trop beau pour être vrai. La vitesse avec laquelle changent les décors aussi bien que l’enchaînement des meurtres défie les lois de la pesanteur (du réel). Telle est la magie du cinéma. Cette prestidigitation doit beaucoup à la photographie de l’immense Pierre Lhomme qui signe là l’un de ses chefs-d’œuvre. L’omniprésence du bleu dans le film est tout sauf hasardeuse. Traditionnellement associée à la Vierge Marie, la présence de cette gamme chromatique constitue un élément symbolique teinté d’ironie amère. A cela s’ajoute une esthétique volontairement orientée du côté du kitsch.
Comme si Miller et Audiard avaient déjà conscience que leur film leur échappait. Mortelle Randonnée est ainsi venue instantanément peupler le mausolée des œuvres 80’s où la richesse visuelle foutraque concoure avec l’inventivité verbale la plus folle. Un chef-d’œuvre triste aux allures fantastique à (re)voir de toute urgence.
Bande-annonce – Mortelle Randonnée
Fiche Technique – Mortelle Randonnée
Titre : Mortelle Randonnée
Réalisation : Claude Miller
Scénario : Michel Audiard et Jacques Audiard, adapté du roman du même nom de Marc Behm
Interprétation : Michel Serrault (L’Œil), Isabelle Adjani (Catherine Leiris), Stépahne Audran (Germaine), Guy Marchand (L’homme pâle), Sami Frey (Ralph Forbes).
Directeur de la photographie : Pierre Lhomme
Décors : Jean-Pierre Kohut-Svelko
Montage : Albert Jurgenson
Musique : Carla Bley, Franz Schubert
Production : Téléma Productions, TF1 films productions
Durée : 2 heures
Genre : crime, thriller, romance
Pays : France
Sortie : 9 mars 1983