Avec Le Grand Chantage (The Sweet Smell of Success), Alexander Mackendrick signe l’un de ses chefs d’oeuvres mais aussi l’un des films majeurs du cinéma, hélas peu connu. Une plongée au coeur des ténèbres éclairées de New York et de son milieu journalistique.
Synopsis : Lorsque J.J. Hunsecker (incarné par Burt Lancaster), le chroniqueur le plus influent et redouté de New York, apprend que sa sœur (Susan Harrison) est éprise d’un jeune musicien de jazz, il met tout en œuvre pour empêcher leur future union. Vouant un amour inconditionnel à sa sœur, il compte sur son chien de chasse aux scandales et autres news, Sidney Falco (Tony Curtis), un publiciste sans scrupules et assoiffé de pouvoir, qui lui a notamment fait la promesse de briser cette idylle.
La Douce Odeur du Succès
Le Grand Chantage a pour titre original The Sweet Smell of Success, beaucoup plus intéressant que le titre français. Pourquoi ? Parce que le chantage n’est peut-être pas ce qu’il y a de plus intéressant à prendre dans ce film. En effet, ce que le réalisateur Alexander Mackendrick a réussi à capturer comme personne auparavant (bien plus puissamment et méchamment justement que Wilder et son Gouffre aux Chimères) : le journalisme ; et la folie, la hargne, la souffrance et la putasserie du milieu. Car elle est affreuse, cette douce odeur du succès.
Sidney Falco le sait, mais l’apprécie tout de même. Le monde n’est pas empli de joie et de bonne humeur, expliquera assez vite le personnage à sa secrétaire, et c’est comme ça, pas autrement. Mais lui ne se laissera pas marcher sur les pieds, ça non. Il ne restera pas un petit serviteur aux bons soins de J.J. Hunsecker qui le récompensera ou non. Sidney veut plus, toujours plus, il veut être celui qui donne les ordres et qui n’a plus à s’inquiéter concernant l’argent et le reste. Car Sidney s’inquiète, et même beaucoup. Tony Curtis bouge, sans cesse, comme lui avait conseillé le scénariste principal du film Clifford Odets. Le personnage est sans cesse en mouvement, il ne peut se reposer, il n’est pas en position de réfléchir calmement. Il subit les pressions de ses mensonges et promesses : celle d’aider un journaliste à se trouver une fille au soir pour qu’il lui rende service ; celui de convaincre la fille – qui avait besoin de lui et à qui il avait dit qu’il l’aiderait – de coucher avec le dit journaliste ; ou encore ceux qu’il orchestre pour accomplir la promesse faite à J.J. Hunsecker qui tient son avenir entre ses mains. Sidney Falco ne cesse alors de bouger, stressant certes, mais aussi lorsqu’il sent l’opportunité se présenter à lui. Et qui dit opportunité, dit une nouvelle marche vers le succès, dont l’odeur semble si douce. Tony Curtis n’est donc plus le playboy ou jeune premier que l’on connaissait. Avide, sans scrupules, il gesticule, est usé tel un acteur mis en scène par John Cassavetes, face à un Burt Lancaster (ici à droite) quasiment immobile, de marbre dont l’importante fixité n’a d’égale que le fait qu’il est impitoyable.
Lancaster, cet athlète acrobate qui nous a tant fait suer et éveillé notre adrénaline par ses mouvements et ses actions physiques à l’écran, ne bouge pas ici. Il n’y a plus l’idée de nous donner l’envie de vivre, de nous bouger nous aussi, non, Lancaster est fixe, et il nous terrorise. Car Hunsecker est le plus impitoyable de tous. Aussi informé sur les uns et les autres qu’un J. Edgar Hoover, Hunsecker n’a peur de rien ni personne. À l’inverse, tous et toutes le craignent, car il peut, à coup de chronique, vous propulser à des niveaux d’allégresse puis vous noyer dans les abîmes les plus obscurs, notamment grâce à vos secrets.
Ci-dessus, Hunsecker domine la situation ; Lancaster fait peu de mouvements.
Lancaster fait très peu de mouvements. Jamais de mouvements parasites d’ailleurs, car le personnage est à l’image de son pouvoir médiatique, droit, dur comme fer, et puissant. Il ne bouge que par nécessité d’asseoir son pouvoir, ou de l’alléger, notamment avec sa sœur, quand il la câline. Car le poids du pouvoir est d’être seul, infiniment seul. Mais J.J. ne veut pas que sa sœur s’éloigne davantage de lui, et il est prêt à tout pour ne pas être seul, il est prêt à tout pour garder le seul parent qui reste près de lui. Cet amour quasi-incestueux et mortel est aussi l’une des conséquences essentielles de sa position de pouvoir. Et la solitude est ainsi inévitable. D’ailleurs, sa sœur lui dira très justement : « Je préfère mourir plutôt que de vivre avec toi. » Ce à quoi Hunsecker ne saura répondre. Il finira seul sur le balcon de son appartement, au sommet de sa tour d’ivoire. Mais… Et ses serviteurs ? Ils ne sont pas ses amis, non, mais des pions… Sidney n’est qu’un insecte qui l’amuse et a assez de potentiel pour lui rendre service, mais surtout trop d’avidité et de soif de gloire pour ne pas lui obéir. Le policier – qui sent fortement la sueur selon lui – n’est plus qu’un outil. Il n’est plus un agent au service de la loi, mais un agent au service de l’ordre selon J.J. Hunsecker. Car le mur de béton qu’incarne Lancaster a tous les outils pour résister à toutes les tempêtes, et à tous les insectes et rats qui seraient prêts à y creuser leur trou. Hélas, Sidney, aveuglé par sa propre avidité, ne l’aura compris que trop tard. Quand bien même il pensait à un moment ne plus avoir besoin de Hunsecker, et savoir le contrôler, puis, même s’il pensait qu’il allait être récompensé, Sidney n’a été témoin que de mirages, à l’image de cette pauvre fille qui espérait son aide, et qui s’est résolue à oublier sa dignité et coucher avec un parfait inconnu pour à nouveau espérer une aide qu’elle n’aurait peut-être pas. Le rideau est déchiré… L’espoir est crevé… Ou presque.
Car l’amour du jeune couple formé par la sœur et le jazzman (voir photogramme ci à droite) a résisté à tout ce mal. Pour subsister, il leur faudra quitter cet espace de jeu ignoble, s’éloigner de la nuit propice à toutes ces horreurs, pour retrouver la lumière du jour. Ce qu’expose le kidnapping de Curtis à l’aube – par les agents (de police) à la solde de Hunsecker –, qui sera suivi par le départ de la sœur, qui marche vers le soleil qui se dévoile face à sa marche.
« J’adore cette ville dégueulasse »
Déclare Hunsecker après avoir vu une bagarre éclater dans un restaurant juste à côté (voir la vidéo ci-dessus à partir de 8 minutes 20 secondes). Cette ville dégueulasse qu’il adore s’appelle New York. Bien avant l’arrivée de Mean Streets et du Nouvel Hollywood, le film de Mackendrick représentait déjà la Grosse Pomme dévorée de l’intérieur par des vers. The Sweet Smell of Success présente une ville aussi vivante que ténébreuse. La temporalité du récit participe à cela. En effet, l’action du film a lieu sur moins de 48h, d’une soirée à l’aube de la nuit suivante. La vie ici avance et se révèle au rythme des news, presque sans temps mort. Mais surtout, la vie est nocturne, et cloitrée dans des bâtiments lorsque le jour est levé. Le film suit des codes du film noir, et il fait ainsi des journalistes des vampires, assoiffés non pas de sang mais d’informations exploitables.
Ces êtres obscurs progressent et font leur beurre sur les autres, et aussi avec d’autres tels que le policier corrompu. Ces figures avancent dans une New York non reconstituée en studio, mais dans ses véritables espaces urbains. On sait qu’à certains moments de la période de tournage, la production a eu du mal à contenir la passion des fans qui viraient à l’hystérie dès lors qu’ils apercevaient l’une des stars. Mais rien n’est visible à l’écran. Ce qui transpire de ces images, c’est le réel. Réalité de la nuit, réalité de l’usure, réalité de ces personnages inspirés directement de ce qu’a vécu le premier scénariste du film, Ernest Lehman, à qui l’on doit aussi les scripts de La Mort aux Trousses et de West Side Story. Cette originalité d’avoir tourné directement dans New York apporte ainsi une dimension de réel à cette intrigue déjà affreusement imbibée de la réalité. Et la vision ténébreuse de New York et pourtant bien réelle, bien présente à l’écran – même si l’action a principalement lieu de nuit – contraste avec les nombreuses images cartes postales et/ou positivistes et/ou fantasmées vues ici et là, hier (voir plusieurs films de Woody Allen tels que Manhattan) et aujourd’hui (voir Avengers, et le formidable contraste qu’apportera les plus crédibles séries signées Netflix, plus proches du quotidien). John Landis, le célèbre cinéaste d’Un fauteuil pour deux (1983), des Blues Brothers (1980) et d’Un prince à New-York (1988), dit du métrage de Mackendrick qu’il filme « une vraie New York ». Philip Kemp, historien du cinéma qui a notamment travaillé sur Alexander Mackendrick, notait – dans un bonus présent dans la nouvelle édition de chez Wildside – que le film a été l’initiateur d’une vision beaucoup plus nuancée, réaliste – notamment par son ancrage direct dans les espaces urbains de la Grosse Pomme, soit dans « la réalité new yorkaise » –, et alors bien plus sombre – car éloignée des fantasmes mis en scène par bien des films et autres œuvres (musicales, etc.) populaires, de New York. Il remarque ensuite que cette vision sera poursuivie par des « héritiers » tels que Mean Street de Martin Scorsese.
Le jazz, qu’on retrouvera dans un grand nombre des films de Scorsese, est déjà associé ici en 1957 à la vie nocturne new-yorkaise. Mais ce son est aussi intrinsèquement lié au genre du film noir tel qu’il nous apparaît dans les années 50. L’Homme au bras d’or (1955, Otto Preminger), Autopsie d’un meurtre (1959, Otto Preminger), La Soif du Mal (1958, Orson Welles), Ici brigade criminelle (1955, Don Siegel), ou encore Ascenseur pour l’échafaud (1958, Louis Malle), tous ces films sont portés par une bande-son appartenant au genre du jazz. Celui-ci est ainsi véritablement lié au film noir. À l’image du genre, le jazz explore les tourments des hommes, leurs passions, énergies, et leurs parts de ténèbres.
Regarder The Sweet Smell of Success ou Le Grand Chantage, c’est accepter de vivre un périple ténébreux d’une durée d’une heure et trente-trois minutes, sans temps mort, presque usant, dans une partie sale, pleine de souffrances, sans scrupules, et dégoutante de notre chère réalité. C’est accepter de visiter les bas-fonds pourtant bien éclairés – car mis en avant, réputés, et surtout bien vivants – du milieu journalistique et de New York, ou, du journalisme à New York. Même si l’action du film a lieu pendant les années 50, même si celle-ci est tirée de la réalité de l’époque, le récit est terriblement d’actualité. Heureusement, tout n’est pas noir, il y a encore de l’espoir, comme d’habitude chez Mackendrick (on pense à la petite vieille de Ladykillers qui aura survécu aux bandits et qui se retrouvera avec tout l’argent volé). L’amour, la vie, la jeunesse résistent et subsistent. Toutefois, ces éléments positifs semblent devoir quitter New York, ville décidément « oppressante » comme la qualifiait le chef opérateur du film James Wong Howe dans un entretien au magazine Cinematographer. Une aventure tourmentée donc pour un film grandiose, à (re)découvrir grâce à la formidable édition signée Wild Side, sortie le mercredi 7 décembre 2016.
Sortie en édition collector (Blu-Ray + 2 DVDs + Livre) du brillant film d’Alexander Mackendrick, Le Grand Chantage (The Sweet Smell of Success), en version restaurée, par Wild Side.
Réalisateur : Alexander Mackendrick
Cast : Burt Lancaster, Tony Curtis, Susan Harrison, Marty Milner, David White
Scénario : Clifford Odets, Ernest Lehman
Photographie : James Wong Howe
Musique : Elmer Berstein
Direction artistique : Edward Carrere
Production : Hecht-Hill-Lancaster
Distribution : MGM, 1957
Distribution France : Wild Side, avec la sortie de son coffret le 07 décembre 2016
Genres : Drame, Film Noir
États-Unis – 1957
CARACTÉRISTIQUES TECHNIQUES DVD
Master restauré HD – Format image : 1.66, 16/9ème compatible 4/3 – Format son : Anglais DTS 2.0 & Anglais & Français Dolby
Digital 2.0 – Sous-titres : Français – Durée : 1h33
CARACTÉRISTIQUES TECHNIQUES Blu-ray
Master restauré HD – Format image : 1.85 – Résolution film : 1080 24p – Format son : Anglais & Français DTS Master Audio
Sous-titres : Français – Durée : 1h40
COMPLÉMENTS
– Entretien avec l’historien du cinéma Philip Kemp (26’)
– 7 scènes commentées par Philip Kemp (32’)
– « The man who walked away » : documentaire exclusif sur la carrière de Mackendrick (43’)
+ Un livre exclusif de 220 pages sur le film et sa genèse, spécialement écrit pour cette édition par Philippe
Garnier, illustré de photos d’archive rares.
Prix public indicatif : 49,99 Euros le Coffret Blu-ray+2DVD+Livre