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Zombie, de George A. Romero (1978) : fin du monde dans une société de loisir

Si la zombie apocalypse constitue une catégorie particulière de représentation de la fin du monde, ce n’est pas tant à cause du phénomène à l’origine de la résurrection des morts – expliquée de diverses manières dans les nombreuses fictions se réclamant du genre – mais par le miroir hideux qu’il tend à nous autres, êtres humains. Qu’est un zombie sinon une forme primitive de nous-mêmes, une parodie de comportement humain dans un corps putride uniquement animé par un mouvement mécanique ? Un homme ou une femme dépourvu(e) de conscience et d’intelligence, une coquille vide, errant sans but : c’est le cœur du sujet de Zombie. Le talent de George A. Romero est d’avoir complété la réalité purement organique du mort-vivant par une critique sociale féroce.

Figure issue du folklore haïtien et apparue pour la première fois dans la littérature occidentale au XIXe siècle, le zombie (« esprit » ou « revenant » en créole) est popularisé en 1954 par l’écrivain américain James Matheson dans son roman de science-fiction Je suis une légende, qui sera adapté pas moins de trois fois au cinéma, la dernière en 2007 (Francis Lawrence, avec Will Smith dans le rôle principal). Dans le septième art, si historiquement il y eut une première adaptation du roman de Matheson – qui participa à l’écriture du scénario – en 1964 (Sidney Salkow et Ubaldo B. Ragona, avec Vincent Price), c’est bien le cinéaste américain George Romero qui s’imposa rapidement comme le pape du « film de zombie ». Sa légendaire série de six long-métrages consacrés à la figure du mort-vivant est aujourd’hui unanimement reconnue comme une table de loi du genre. Le séminal La nuit des morts-vivants, pure série B indépendante tournée en 1968 avec des bouts de ficelle, a beau être considéré avec la déférence due à l’acte de naissance d’un genre aujourd’hui en vogue, c’est bien son successeur Zombie (Dawn of the Dead selon son titre original), tourné une décennie plus tard, qui fut le premier à dépeindre réellement une « apocalypse » de zombies.

Comme souvent, le succès de Dawn of the Dead, qui est certainement le meilleur film de Romero, tient à des rencontres. Deux rencontres, pour être précis. La première fut celle de Mark Mason, un ami du metteur en scène qui lui souffla involontairement l’idée qu’on pourrait survivre dans un centre commercial en cas de catastrophe. La seconde fut celle de Dario Argento. Le cinéaste italien, qui avait adoré le premier film de Romero, facilita le financement du projet pour lequel Romero et son producteur Richard P. Rubinstein ne trouvaient pas d’investisseurs outre-Atlantique. En réalité, Argento contribua davantage au film, puisqu’il collabora à son écriture (sa « patte » y est clairement reconnaissable) et confia au groupe de rock progressif italien Goblin, dont la musique hallucinée avait magnifié ses propres classiques Profondo rosso (Les frissons de l’angoisse, 1975) et Suspiria (1977), la bande-son de Zombie, du moins dans sa version internationale.

Il est ironique de songer que Zombie est considéré comme un grand classique du cinéma d’horreur, alors que d’horreur, il en est objectivement peu question ! Certes, les quelques effets prosthétiques gore créés par Tom Savini, qui joue un petit rôle dans le film (il tournera également le remake de La nuit des morts-vivants en 1990), sont plutôt réussis pour l’époque et justifient une catégorisation « Enfants non admis ». Mais au fond, quoi d’autre ? Il n’y a dans ce film aucune réelle tension, très peu d’angoisse (contrairement à l’ambiance sinistre imprégnant La nuit des morts-vivants), pas davantage de peur face au danger et à la mort. Il n’est pas étonnant que le film ait inspiré des parodies (Shaun of the Dead, Edgar Wright/2004), puisque l’humour y tient déjà une place prépondérante. Dans sa représentation apocalyptique, George Romero accorde en réalité peu d’importance aux zombies. Ceux-ci sont omniprésents à l’écran mais on ne connaîtra jamais l’origine du phénomène de résurrection (le film débute alors qu’il est déjà en cours), et les protagonistes s’en moquent. Même en parvenant à ignorer leurs ridicules faces bleutées et leur jeu beaucoup trop « vivant » pour être crédible, les zombies ne font pas vraiment peur au spectateur, et encore moins aux protagonistes. Ces derniers ne semblent se rappeler de la gravité de la situation que lorsque le danger de mort est immédiat ou lorsque l’un d’eux est carrément mordu par un zombie ! L’idée géniale du film est que l’apocalypse n’est même pas l’envahissement du monde par des morts-vivants dévoreurs de chair fraiche, mais la façon dont l’humanité y répond. C’est aussi ce qui explique la pertinence que conserve aujourd’hui Zombie : plus de quarante ans après sa sortie, l’incapacité de l’humanité à faire face aux crises et à remettre en question ses modèles de société ne s’est guère arrangée…

La réponse des hommes au cataclysme, selon Romero, passe par deux phases peu reluisantes. La première est le chaos qui pétrifie la raison. Les deux scènes d’introduction du film sont particulièrement éclairantes : un studio de télévision où, sur le plateau, un médecin tente en vain d’expliquer la nécessité de la loi martiale à un journaliste sceptique et buté (une scène pour le moins actuelle, en ces temps de pandémie…), tandis que règnent dans le studio une cacophonie et une désorganisation abrutissantes ; puis un immeuble de logements sociaux dont les habitants refusent de respecter les consignes de ladite loi martiale, et qui est violemment pris d’assaut par une unité d’intervention de la police dont certains membres profitent de la situation pour laisser libre cours à leurs pulsions sadiques. Cette première critique acerbe, qui nous montre un monde perdant brusquement la tête, où toute forme d’ordre et de loi fond sous nos yeux, remplit également une fonction narrative puisqu’elle permet de présenter les quatre protagonistes principaux du film, qui vont lier leur destin en prenant la fuite ensemble dans un hélicoptère.

La seconde phase, qui débute lorsque les quatre survivants décident de prendre leurs quartiers définitifs dans un centre commercial, est celle qui est au cœur du récit. Dans l’incapacité de faire face à la situation (une halte pour faire le plein de l’appareil a failli leur coûter la vie), ils se réfugient bien vite dans un endroit rassurant qui leur rappelle la « vie d’avant ». Le propos caustique de George Romero est simple : face à l’abîme, passé le moment de panique, nous nous réfugions dans le déni. Coupés du monde, nos quatre amis vont rapidement s’atteler à transformer leur refuge en une bulle édénique, une faille spatio-temporelle dans laquelle ils pourront feindre d’ignorer que le monde autour d’eux s’est écroulé. Jamais l’un deux n’évoquera un avenir impossible à appréhender, ils ne vivent que dans l’instant présent. Romero n’épargne pas ses protagonistes, qui sont dépeints comme de beaux abrutis prenant des risques insensés pour piller des magasins en poussant de grands cris de gosses. Leur terrain de jeu n’a évidemment pas été choisi au hasard. Dans ce temple du consumérisme qu’est le centre commercial, nos hédonistes jouissent sans frein de tous les bienfaits de notre société de loisir qui leur sont offerts : vol d’argent (« On ne sait jamais ! » s’exclame Peter en puisant dans les billets), séance de coiffure, essayages de vêtements, patinage sur glace, etc. Lorsqu’ils tirent avec des armes factices dans un lunapark, on ne peut qu’y voir le reflet exact de leur combat face aux zombies : tout n’est qu’un jeu. Le centre commercial est aussi une parodie de survivalisme urbain. Alors que, dans sa conception commune, le survivaliste trouve dans la nature de quoi subsister, le citadin trouve le nécessaire… dans un mall. L’ironie grinçante du film est parfaitement soulignée par la musique légère et amusante de la bande-son, qui rappelle immanquablement les classiques de Dario Argento.

Au plus le récit progresse, au plus la critique d’une Amérique consumériste, crétine et hyperviolente devient évidente, et au plus le ton se durcit. Ainsi, après avoir nettoyé le centre commercial de toute présence de zombies, nos héros observent que d’autres morts-vivants tentent de rentrer. Lorsque Stephen (« Flyboy ») explique cette envie par le fait qu’ils savent que de la chair fraiche se trouve à l’intérieur, Peter réplique : « Ils veulent être ici. Ils ne savent pas pourquoi, ils se souviennent simplement de l’endroit. » Lorsque Francine (« Frannie ») se demande enfin ce que sont ces morts-vivants (nous sommes aux trois quarts du film !), Peter répond, sûr de lui : « Ils sont simplement comme nous. Il n’y a plus de place en enfer. ». Les vivants ressemblent aux zombies, êtres décérébrés mus par des réflexes consuméristes pavloviens. Confirmation de ce sous-texte lorsque, à la télévision, face aux sceptiques et à la contestation de principe, un médecin invité sur le plateau s’écrie : « Bande d’idiots ! On peut se demander si on mérite d’être sauvés. Les cerveaux sont morts, seuls les idiots sont encore vivants. » Mais même la lucidité du scientifique est un leurre. Après avoir professé un retour à la raison et la logique, il propose lui-même des solutions délirantes : nourrir les zombies ou faire usage de l’arme nucléaire !

La grossesse de Frannie, symbole d’un avenir impossible à nier, est peut-être ce qui explique que, de tous les personnages, elle est le seul qui n’a pas complètement perdu le sens du réel. Elle refuse ainsi la proposition de mariage de Stephen en lui expliquant que « ce serait faux » et, lorsque son compagnon prend une photo d’elle, agacée elle se pique d’un cynique : « Super, quand tu seras arrivé au bout de la pellicule, on ira la déposer chez le photographe ! ». Plus tard, alors que le mal-être des personnages commence à percer le semblant de normalité qu’ils ont essayé de reconstituer (« l’appartement » qu’ils ont aménagé, les tâches et loisirs du quotidien qu’ils ont reproduit), Frannie pensera encore tout haut « Qu’est-ce qu’on est devenus ? ».

Finalement, nos « héros » ne connaîtront leur véritable apocalypse que lorsque leur paradis commercial sera pillé par une bande de motards anarchistes encore plus puérils et stupides qu’eux, qui s’amusent à jouer des tours aux zombies avant d’être refoulés dans le chaos et la violence, condamnant définitivement la zone commerciale pour tout le monde. La dernière image est alors logique : les zombies ont pris le contrôle des lieux, le centre commercial leur appartient définitivement. L’envahissement ne fait en réalité qu’entériner la mort d’un lieu où le salut de la race humaine ne peut s’accomplir.

Zombie a certes perdu de sa force de frappe par sa pauvreté de moyens : effets horrifiques risibles, acteurs médiocres, musique datée, situations grotesques (on ne compte plus les comportements complètement insensés des protagonistes face aux zombies), ketchup figurant le sang et travers de porc en guise d’organes humains, etc. Mais la critique sociétale, bigrement violente sous le vernis horrifique du cinéma de genre, reste d’une actualité brûlante et explique le statut culte du film ainsi que sa pertinence. Jamais plus George Romero ne réussira-t-il ce dosage aussi parfait qu’improbable entre horreur, comédie et satire sociale particulièrement mordante.

Synopsis : Alors que partout les morts reprennent vie et envahissent le monde, deux membres de la police d’intervention de Philadelphie et deux employés d’une chaîne de télévision fuient ensemble la catastrophe dans un hélicoptère. Ils trouvent refuge dans un centre commercial.

Zombie – Bande-annonce

Zombie – Fiche technique

Réalisateur : George A. Romero
Scénario : George A. Romero
Interprétation : David Emge (Stephen « Flyboy » Andrews), Ken Foree (Peter Washington), Scott Reiniger (Roger “Trooper” DeMarco), Gaylen Ross (Francine Parker)
Photographie : Michael Gornick
Montage : George A. Romero
Musique : Goblin, Dario Argento
Producteur : Richard P. Rubinstein
Maisons de production : Laurel Group Inc.
Durée : 127 min.
Genre : Horreur
Date de sortie : 11 mai 1983
États-Unis/Italie – 1978