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© Survivance

L’homme qui penche : poésie du rien, du tout…

Hommage en mots et en images à Thierry Metz (1956-1997), poète contemporain, manœuvre puis ouvrier agricole, dont la vie si brève et marquée par un drame familial, laisse une œuvre à nulle autre pareille. Vagabondage à la Pessoa, prose poétique ou haïkus, son voyage intérieur est accueilli et recueilli par Marie-Violaine Brincard et Olivier Dury dans un film déroutant aux limites du documentaire.

En guise d’ouverture, un très long plan fixe en pleine campagne sur des oiseaux bavardant sur un fil électrique. Puis des hommes au travail, des ouvriers maniant des outils dans un chantier. Une maison, un train, une silhouette s’éloignant dans la forêt… Sommes-nous vraiment dans un film ? Du cinéma sans histoire, sans mouvement de caméra, sans mise en scène apparente, est-ce vraiment du cinéma ? Ces questions, inévitablement, se posent dès les premières minutes de L’Homme qui penche.
« Si je pousse la porte d’un livre de Beyle, j’entre en Stendhalie, comme je rejoindrais une maison de vacances », écrivait Julien Gracq… C’est un peu l’impression que l’on a ici : une longue promenade pour faire connaissance avec un poète disparu, une balade en terre inconnue, très calme et baignée de nature, illustrée par une voix-off lisant les textes de Thierry Metz, seul grand absent de l’écran. Pas une photo d’archive, pas une page de recueil, aucun témoignage. Les mots, seulement les mots, et la voix qui les dit : « Je voulais marcher, c’est tout. Sortir un instant de ces besognes qui n’écoutent pas ce que nous sommes. Marcher, dériver. […] Quelque part dans les champs qui bordent la Garonne m’attend la colère noire du coquelicot. »

« Ce peu de choses, dit-il, c’est tout un livre. »

Comment faire entendre un texte, le filmer, laisser toute la place à l’écoute sans que l’écran ne vienne brouiller le sens en attirant trop l’attention à lui ? On comprend assez vite que ce grand dénuement, ces images de terre et de labeur, pouvaient elles seules accompagner les textes de Thierry Metz, poète de la simplicité, que l’on s’attendrait plutôt à trouver remplissant ses carnets au café du coin que frappant le parpaing sur un chantier.
Extraits de divers recueils, les textes sont magnifiques, profonds et d’une admirable pureté. Pas de postures, de mots savants ni de figures complexes. Tout se dit dans un battement de cils, une eau froissée par un souffle de vent, la tristesse majestueuse qui n’en finit pas de mourir dans une maison silencieuse à jamais. L’expression est limpide, épurée.
La puissance des mots découle de leur modestie et c’est cette humilité que nous renvoie l’image en permanence, illustrant au plus juste les impressions laissées par « Le boulot comme une absence », la pauvreté, le bonheur malgré tout. Et puis les gosses qui « donnent à voir ce qu’est un jour, une offrande d’oiseaux apportée par les craies, une mêlée d’arc-en-ciel. » L’attachement à Françoise, « la bien-aimée », celle qui est « là depuis l’origine, comme le poisson et l’oiseau, pour mêler un baiser, dehors et dedans ». Leur amour empreint de poésie et de douceur et puis l’éloignement progressif, jusqu’à la rupture dramatiquement liée à la perte d’un enfant.

« Écrire, ayant vu mort l’enfant, n’est plus écrire »

Derrière cette simplicité souvent lumineuse, parfois désespérée, on perçoit bien plus qu’une voix. C’est l’âme d’un poète trop tôt disparu qui s’y manifeste, ravagé de douleur par la mort d’un enfant, sombrant peu à peu dans la solitude et l’alcoolisme, s’adonnant à l’écriture pour donner sens à la vie jusqu’à ce que le sens se défile, lui aussi. « Une voix que nous connaissons bien nous rend visite le soir. Une voix d’enfant qui nous raconte ce qui se passe là-bas. Comment sont les gens. Ce qu’on y trouve. Lentement il nous berce, nous accompagne jusqu’au sommeil, nous ferme les yeux. Non. Rien de cela. Qu’une inépuisable, une inexorable absence. Rien qu’une mort. Et un nom. Vincent. »
Comment filmer l’absence, la douleur ?
Quelles images pour dire le drame sans le montrer ? Simplicité encore : juste un champ, un ciel, un nuage.

Le « chantier des mots »

Une grande partie du film cherche à montrer le plus justement possible ce que Thierry Metz décrit dans Le Journal d’un manœuvre (Gallimard, 1990). C’est le travail qui est filmé, longuement. Celui qui, épuisant les hommes, permet d’ériger les bâtiments. Les mots comme les pierres montent les édifices, construisent une œuvre, un livre, un film : « Retrouver l’outil. Recommencer. Comment faire autrement. Pas moyen d’avancer. Tout ce que j’avais apporté ici ne sert à rien. Le chantier reprend tout, m’isole, me ramène au centre du travail. Je ne sais même pas s’il y a mouvement autour. On n’aperçoit rien. Pourtant, quelque chose se fait, se défait, souterrainement. Creuse, va voir, multiplie les sorties. Manœuvre, il y a peut-être un chantier dans ce que tu écris, un gisement. Et pour l’instant, ce que tu fais à main nue n’est que l’entrée en matière de ton travail. Tu dois d’abord ravitailler les maçons avant de vouloir ravitailler la langue. »
Marie-Violaine Brincard parle du recueil de L’Homme qui penche comme d’« une écriture à la fois visuelle et sonore, qui ouvre un champ d’images assez incroyables, déjà une proposition de cinéma. » De cette proposition de cinéma, les réalisateurs ont fait un film qui porte les mots. Et comme l’écrivait Thierry Metz, nous aussi avons envie de dire à la fin de la séance : « Je ne sortirai pas sans ce livre. »

L’homme qui penche – Fiche technique

D’après les textes de Thierry Metz, dits par Olivier Dury
Réalisation : Marie-Violaine Brincard, Olivier Dury
Image : Olivier Dury
Son : Philippe Grivel
Montage : Qutaiba Barhamji
Montage, son et mixage : Bruno Ginestet
Étalonnage : Serge Antony
Production : Carine Chichkowsky (Survivance)
Durée : 95 min
Année : 2020
En salle : 8 décembre 2021