Babel, un film d’Alejandro Gonzales Iñarritu : Critique

Inárritu réalise avec Babel, un film au scénario habile, porté par une B.O somptueuse signée Ryuichi Sakamoto

La parole et le sacré

Sorti en 2003, 21 Grammes fut une bombe dans le paysage hollywoodien. Après son premier film, Amours chiennes, le mexicain Alejandro Gonzales Iñarritu avait réussi à réunir à l’écran Sean Penn, Naomi Watts et Benicio del Toro dans un scénario à la narration en apparence chaotique mais en réalité brillante. Trois ans plus tard, ce même Iñaritu sort Babel, avec pour les plus connus Brad Pitt et Cate Blanchett dans le rôle des deux américains, mais aussi Adriana Barraza et Gael Garcia Bernal qui jouent la nourrice et son neveu, ou bien encore Rinko Kikuchi, incarnant la jeune malentendante. Le casting est ainsi international, et il n’y a pas plus d’importance donnée à tel ou tel rôle dans l’histoire. Tous se répondent et se croisent de manière presque évidente. La narration, si elle est moins éclatée que celle du film précédant, est tout de même morcelée en quatre, une pour chaque histoire, et sont tout à fait indépendantes les unes des autres. Les personnages ne se rencontrent pas, si ce n’est à travers un élément qui permet de dégager un fil narratif et chronologique.

Tout commence par cette lutte fratricide entre Ahmed et Youssef, une lutte qui pourrait presque, dans ces terres primitives, être une lutte originelle. L’objet de la jalousie est double. Il est sexuel d’une part, puisque Youssef a le droit de regarder sa sœur nue, et il est violent d’autre part, car il sait mieux tirer au fusil. Ces deux éléments sont des plus importants pour les frères en pleine adolescence, pour qui le sexe et la violence représentent évidemment le passage à l’âge adulte. Le passage à l’âge adulte se fera pour Youssef quand il se servira de l’arme (dans une métaphysique presque kubrickienne), alors même qu’il tue une touriste américaine par simple défi. Elle est du moins aussitôt annoncée comme telle par les journaux télévisées, et la police marocaine recherche activement de supposés terroristes. Tout ce qui va suivre sera pour Youssef la découverte du monde, avec ses actes et ses conséquences, et c’est ce qui va le faire passer définitivement dans l’âge adulte, même de manière brutale.

Aussitôt touchée à l’épaule Susan s’évanouit rapidement. Son mari Richard doit trouver un moyen d’aider sa femme. Qui sera à même de les aider dans cette épreuve ? Les compatriotes américains ? Les villageois marocains, malgré la frontière de la langue ? Iñarritu pose son regard sur un couple en plein milieu d’une épreuve terrible, alors même que leur relation n’est pas au plus haut point. La précarité dans laquelle se trouve le couple les pousse l’un et l’autre, américains aisés, dans leurs retranchements, jusqu’à ce qui pourrait être un amour véritable. De plus, ce segment est extrêmement politique puisqu’il interroge le rapport conflictuel qu’il peut y avoir entre ces deux peuples, l’inquiétude des américains vis-à-vis de l’autre quasi permanente, même quand le besoin se fait sentir. L’inquiétude des américains est également là dans le troisième segment, celui d’Amelia qui emmène les enfants qu’elle garde au mariage de son fils. Là aussi, c’est la tension entre les américains et les mexicains qui sont la cause des ennuis, qui se font attendre longuement, jusqu’à l’initiative hasardeuse de Santiago. Enfin, le dernier segment est celui de Chieko, japonaise sourde-muette, qui désespère de ne pas avoir encore eu de rapports sexuels, en partie à cause de son handicap. Elle va essayer d’aller vers les autres garçons, et ce par tous les moyens possibles.

Alors quels sont les points de concordance des récits, outre les liens narratifs, très fins ? Une des pistes serait de repartir du titre. Babel, c’est la référence à cette histoire biblique, où les hommes eurent pour idée de s’unir pour construire la tour de Babel, la plus haute tour possible pour arriver jusqu’à Dieu. Pour les punir de leur orgueil et les empêcher d’achever l’édifice, celui-ci sema le trouble en ne les faisant pas parler la même langue. Ainsi, on pourrait dégager deux principes. Le premier, c’est que tous les personnages ont de bonnes intentions mais déclenchent malgré eux des catastrophes. Les conséquences sont bien trop lourdes, mais ils ne résultent que d’un choix, qui paraissait juste et anodin. Voyez un enfant qui veut prouver sa valeur, voyez un couple qui veut se réconcilier en partant en voyage, voyez une nourrice qui ne veut pas laisser ses enfants, voyez une handicapée vouloir profiter de la vie comme les autres. Mais les bonnes actions chez Iñarritu ne sont pas récompensées. Le malheur survient systématiquement. C’est peut-être là la volonté d’une conscience supérieure, quasi-mystique, qui s’introduit dans des plans à potentiel contemplatif mais pétris de sacralité, que ce soit dans Biutiful ou même Birdman, malgré le rythme plus rapide de ce dernier. Pour ce qui est du rythme, le film prend plus son temps que 21 Grammes, et, même s’il imbrique les segments donnant une impression d’interdépendance des histoires, il laisse plus de temps aux plans, et par là même, le pouvoir de s’investir dans l’histoire, avec les personnages, d’être au plus près d’eux. Les performances d’acteurs se suivent, avec Brad Pitt et Cate Blanchett, mais il faut aussi parler de Adriana Barazza, parfaitement dirigée par Iñarritu, et bien sur de Rinko Kikuchi, qui porte un rôle incroyablement criant de vérité.

L’incommunicabilité des êtres, c’est le deuxième principe de ce film. Il y a le problème de la langue entre Richard Jones et les paysans marocains qui veulent l’aider, mais il n’est que langagier. La compréhension est dans cet exemple presque plus forte entre Richard et les locaux qu’entre lui et les autres touristes américains – c’est ce qui est dramatique. Incommunicabilité évidemment lorsqu’on ne peut pas communiquer avec son entourage et ce de manière absolue – on s’en rend bien compte dans ces plans où, un instant, nous sommes Kikuchi tel qu’elle voit et tel qu’elle entend. Mais au delà des problèmes de compréhension langagier, c’est la communication avec les autres qui est pointée du doigt, et du même coup la place des protagonistes dans leur monde. Tous se retrouvent en effet dans un monde qui leur est étranger, où ils sont inadaptés, ce qui explique l’incommunicabilité : situation irrégulière, barrière de la langue, enfant dans un monde d’adulte, introvertie dans un monde extraverti. L’inadaptation au monde est lui aussi un thème récurrent chez Iñarritu car, si l’on y regarde de plus près, n’est-ce pas ce qui est dit dans Birdman, dans Biutiful, dans 21 Grammes ? Dans Birdman, on retrouvait aussi le dérivé de la tour de Babel, l’homme qui voulait se prendre pour un dieu, le mythe d’Icare.

Tout au long du film, nous passons de d’une histoire à l’autre sans perdre un instant une cohérence interne extrêmement forte, et une construction du récit parfaite. La caméra est très proche de ses comédiens, beaucoup portée à l’épaule, conférant à la fois plus de réalisme mais surtout imposant le point de vue de l’auteur. Le plan où Kikuchi fait de la balançoire et que la caméra la cadre en plan rapproché fixe, laissant l’arrière-plan bouger derrière elle rappelle bien évidemment Jean Renoir et son Partie de Campagne. En cela, on pourrait rapprocher Iñarritu des impressionnistes, et cela ne serait pas dénué de sens, puisque l’un des talents majeurs du réalisateur est de nous faire ressentir par la caméra les impressions des personnages, ainsi que les siennes, presque prises sur le vif, par l’utilisation de cette caméra qui ressemble à une caméra de reportage, comme si tout ce qui se passait devant nous était filmé sur le vif, en plein réel. Mais ici, le plan acquiert une dimension supplémentaire : Kikuchi se balançant, c’est le monde qui tourne autour d’elle et sans elle, la laissant à ses jeux d’enfants.

En analysant son troisième film, on réussit à dégager des thèmes qui nous semblent forts et récurrents dans le cinéma d’Alejandro Gonzales Iñarritu. Babel est sans aucun doute un aboutissement pour son auteur, qui reviendra ensuite aux récits plus linéaires, mais non moins intenses. Iñaritu est un de ces auteurs dont l’oeuvre puissante et cohérente reste inégalée.

Babel : Bande-annonce

Synopsis : Deux enfants marocains jouent avec le fusil de leur père. Pour s’assurer du bon fonctionnement du fusil, ils tirent sur un bus. Une femme américaine en vacances est touchée. Son mari va devoir trouver de l’aide dans le désert marocain. Leurs enfants, restés aux Etats-Unis, sont en compagnie de leur nourrice mexicaine, qui doit aller au mariage de son fils. A l’autre bout de la planète, une Japonaise sourde-muette est complexée par rapport aux garçons.

Babel : Fiche Technique

Réalisation : Alejandro Gonzales Iñarritu
Scénario : Guillermo Arriaga
Interprétation : Brad Pitt (Richard), Cate Blanchett (Susan), Adriana Barraza (Amelia), Gael Garcia Bernal (Santiago), Rinko Kikuchi (Chieko)…
Image : Rodrigo Prieto
Montage : Douglas Crise, Stephen Mirrione
Musique : Gustavo Santaolalla
Sociétés de production : Paramount Pictures, Anonymous Content, Zeta Film, Central Films, Media Rights Capital
Distributeur : Mars Distribution / StudioCanal
Date de sortie : 15 novembre 2006
Durée : 143 min
Genre: Drame
Etats-Unis/Mexique/France– 2006