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« Sous nos yeux : Petit manifeste pour une révolution du regard » par Iris Brey et Mirion Malle

Vincent B. Redacteur LeMagduCiné

Iris Brey revient avec Sous nos yeux : petit manifeste pour une révolution du regard, publié aux éditions La ville brûle et illustré par Mirion Malle. L’objectif de ce petit livre est de synthétiser les hypothèses de Le regard féminin : une révolution à l’écran, pour les rendre accessibles aux ados. L’intention est louable, mais l’exécution beaucoup plus discutable.

Se présentant comme un petit volume d’une soixantaine de pages, le nouveau livre de la critique et universitaire Iris Brey a l’ambition louable de synthétiser pour le jeune public les hypothèses principales de son précédent opus : Le regard féminin : une révolution à l’écran. Le texte, écrit par ses soins, est illustré par Mirion Malle, grand nom de la nouvelle BD féministe. Les intentions du projet étant particulièrement évidentes, il n’est pas dans mon intention de le critiquer sur le fond, d’autant que j’y souscris globalement. Et reprocher à un manifeste ouvertement féministe d’être féministe serait, il faut le dire, le summum du grotesque.

Summum qui a déjà été largement atteint à la sortie de Le regard féminin : une révolution à l’écran en 2020. La publication de l’essai ouvertement engagé d’Iris Brey ne s’est pas faite sans déclencher son lot de polémiques. En l’état, il est difficile de nier le déferlement d’agressivité qui a suivi la publication, prouvant finalement par l’absurde cette phallocratie de la critique institutionnelle, prête à défendre son pré carré en convoquant les notions d’auteurisme à tout va, quitte à en dénaturer les fondements. Dommage, car au milieu de textes écrits à la va-vite, multipliant les procès d’intention en se basant sur des extraits sortis de leur contexte, quelques critiques plus mesurées, émanant du monde universitaire, méritaient que l’on s’y attarde. Retenons à ce titre celle, extrêmement détaillée et bienveillante, de Teresa Castro qui « ré-ouvre » le dossier du « female gaze », questionnant très justement la posture « révolutionnaire » que se donnait Iris Brey. Sans revenir dans le détail sur tous les écueils et règlements de compte qui émaillent cet essai, nous pourrions résumer la « problématique » par ce simple biais : l’auteure a quelque peu « confisqué » la notion à son profit, faisant mine d’ignorer tout un pan des études féministes sur la question, ou comme le rappelle justement Teresa Castro :

« Dans son ouvrage The Desire to Desire. The Woman’s Film of the 1940s [1987], l’américaine Mary Ann Doane revient sur « les difficultés apparemment insurmontables dans la conceptualisation du female gaze » (p.7). En 2020, ces difficultés ont apparemment, si l’on vous en croit, été surmontées. Entretemps, où sont passées Teresa De Lauretis, Miriam Hansen, Trinh T. Min Ha, Kaja Silverman, pour ne citer que quelques autrices qui auraient très facilement pu vous accompagner ? Leurs lectures complexes et rigoureuses, leur inventivité, nous sont toujours précieuses. Nous pouvons évidemment nous détacher de leurs interprétations, exprimer nos désaccords, regretter leur peu d’attention à des enjeux d’ethnicité ou de classe, mais elles peuvent encore nous servir d’interlocutrices, en particulier lorsqu’il s’agit de mobiliser une notion si largement discutée comme celle de gaze et d’y apposer le qualificatif très chargé de « féminin » ».

Pour résumer, en reprenant l’hypothèse succincte de Laura Mulvey sur l’existence d’un male gaze, qu’elle-même circonscrivait à la production hollywoodienne classique, Iris Brey imagine son opposé dans un female gaze. Ainsi, si le premier peut être pensé comme un regard de fascination dominateur et surplombant, voire destructeur, le second, selon la nouvelle définition de l’auteure, devrait être inclusif et créateur. C’était oublier un peu vite que ce female gaze fut, à plusieurs reprises, identifié comme l’exact envers du male gaze : c’est-à-dire ce même regard de fascination appliqué à des corps masculins, transformant cette fois l’homme en objet. Peut-être un juste retour de bâton, mais qu’Iris Brey refuse de prendre en compte, préférant construire un concept positif.

L’autre reproche, concomitant, qui fut adressé à Iris Brey fut son ignorance polie de toutes critiques et une certaine complaisance des journalistes, souvent peu au fait des guerres de chapelles qui agitent le monde de la critique et de la théorie cinématographique. Les débats auxquels elle participa pour vendre son livre n’en avait finalement que le nom, l’auteure faisant rarement face à la contradiction véritable. Pourtant, son essai pourrait encore être discuté, notamment dans la facilité avec laquelle Brey opère quelques raccourcis historiques hasardeux. À titre d’exemple, affirmer le féminisme d’Alice Guy, pionnière de la réalisation (à l’époque où le terme « réalisateur » n’était même pas un concept) tout en lui offrant la maternité du gros plan est, à plus d’un titre, « problématique ». Mais ces questions n’entendent pas toujours invalider totalement les hypothèses du Regard féminin. Parfois, il s’agit surtout de faire avancer le débat et de préciser cette idée d’un regard féminin, pour rendre le concept plus opérant.

Il n’est pas inutile de ré-ouvrir le débat pour parler de Sous nos yeux, qui se présente donc comme une version simplifiée de ces hypothèses. Le but assumé d’Iris Brey, accompagnée de Mirion Malle, est « d’apprendre à décrypter ces images, prendre conscience du fait qu’elles ne sont pas neutres », en mettant l’accent sur les représentations « des femmes et de leurs corps » au cinéma, mais aussi à la télévision, et pourquoi pas dans les jeux vidéos. Vaste programme qui, forcément, ne sera pas tenu car soixante pages, c’est un peu court pour développer tout ça.

Ce petit livre a pour lui son double positionnement critique. Les maisons d’édition pour la jeunesse ne se font plus prier pour publier des ouvrages développant une pensée féministe, souvent de grande qualité et sans concession (voir évidemment Les Culottées de Pénélope Bagieu). D’un autre côté, on notera le paradoxe de ce monde saturé d’images où les documents de vulgarisation à destination du jeune public autour du cinéma ou de la télévision sont d’une triste rareté. Très peu d’auteur.es semblent s’être donné.es les moyens d’expliquer aux ados ou aux enfants « Qu’est-ce que le cinéma ? ». Comment filme t-on une scène ? Où se place la caméra ? C’est quoi le hors-champ ? Quels sont les différents métiers du cinéma ? Voici, à la volée, quelques questions qui méritent d’être posées.

C’est ici l’enseignant occasionnel (moi) qui parle, et qui s’est trop souvent rendu compte que ces lacunes devenaient bien visibles dans les premières années d’études cinématographiques. La plupart des étudiant.es qui arrivent en licence de cinéma ont souvent pour eux un bagage culturel non négligeable (des listes de films et de séries cultes), mais très peu de notions précises de ce qu’il se passe « hors cadre ». Aussi, j’affirme qu’il y a une véritable urgence à traiter ces sujets pour le jeune public, et que de tels ouvrages de vulgarisation sont nécessaires et bien trop rares en librairie.

De cette pénurie incompréhensible découle le premier échec regrettable de Sous nos yeux : son volet « pédagogique » est très vite expédié. Au fil des pages, Iris Brey revient sur quelques figures féminines d’importance « effacées » de l’histoire du cinéma (là encore, nous pourrions discuter cette idée) : Alice Guy, Dorothy Arzner, Frances Marion, etc. Quelques statistiques glissées ça et là rappellent justement des chiffres importants comme la disparité de représentation entre personnages féminins et personnages masculins. Malheureusement, en refermant le livre, la lectrice n’aura pas appris grand-chose sur ce qui fait un film ou comment faire un film. Le premier chapitre est à ce titre exemplaire, se demandant « Ce que filmer veut dire », sans jamais vraiment répondre à cette interrogation première. Trop rapidement, Iris Brey expose son hypothèse par la forme affirmative (« Et parmi toutes ces images, la manière dont on filme le corps des femmes et des hommes a un impact sur nos vies »), et amorce brutalement une connivence avec la lectrice (« Et un beau jour, les séries sont arrivées dans ma vie »).

La page suivante, « Comment est filmé le corps des femmes ? », promet une fusion des deux notions convoquées (forme filmique et féminisme), pour finalement s’arrêter à des considérations très superficielles. Le corps féminin est soit révélé par un « panorama vertical » (on parle plutôt de « panoramique » pour le mouvement de caméra, mais bref), soit filmé au ralenti, soit découpé par des gros plans. L’auteure affirme au passage que seuls les corps « désirables » sont traités comme tel. J’aurai, personnellement, suggéré un détour par la parodie ou la comédie, où ces effets sont souvent renversés, parfois appliqués à des corps masculins ou des corps féminins « non désirables ». Cela ne rend pas les films plus féministe, mais peut faire figure de contre-exemple. Au-delà, si l’auteure insiste sur l’impact de ces figures visuelles (« Ces mouvements de caméras sont devenus au fil des années des codes visuels qui t’indiquent quels corps sont désirables… »), elle ne creuse pas la question de leur invention ou leur imposition. « Pourquoi le ralenti rend le corps désirable ? » serait pourtant une question fort intéressante à poser.

Sous nos yeux n’entend pas poser les problèmes mais affirmer leur existence tout en les confirmant paradoxalement par une succession de « biais » qui finissent par faire douter de l’exigence de l’auteure. Par exemple, la page suivante définit très maladroitement des « stéréotypes féminins » problématiques, tels « la badass » ou « la femme fatale », convoquant des exemples très discutables. Mary-Jane Watson dans Spiderman devient donc l’exemple de la « girl next door », c’est-à-dire, selon la définition donnée : « le genre de fille que le garçon ne remarque pas au premier coup d’œil parce qu’elle ne met pas ses atouts physiques en avant ». Or, une simple lecture des comics ou un visionnage rapide des films confirme l’inverse : Mary-Jane est l’archétype de la « bombe atomique » (selon les termes employés) qui intimide Peter Parker.

Sur la même page, la définition de la « Manic Pixie Dream Girl » (« fille de rêve un peu fofolle ») n’est pas sans poser d’autres problèmes. L’expression fut forgée par le critique américain Nathan Rabin en 2007 pour désigner spécifiquement le personnage de Kirsten Dunst dans Rencontres à Elizabethtown (Cameron Crowe), pour souligner le biais genré d’un type de personnage fantasque n’existant que pour aider le héros dans sa reconstruction émotionnelle. Rabin lui-même amendera le concept, jugeant sa définition trop floue et regrettant sa généralisation abusive, qui finira par devenir une manière un peu simpliste de critiquer un personnage féminin décalé mais autonome. Non seulement Sous nos yeux ne rappelle pas cette origine (très facilement trouvable en ligne), mais tombe les deux pieds dans la définition simpliste popularisée par les blogueuses et youtubeuses, résumant la figure à la seule personne de l’actrice Zoey Deschanel. L’autre exemple de Kate Winslet dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind (Michel Gondry) est plus recevable ; par contre celui de Scarlett Johanson dans Her (Spike Jonze) est complètement hors sujet, puisqu’il n’est même pas questions de corps dans ce film. Toujours est-il que, contrairement à la femme fatale, les exemples de Manic Pixie Dream girls semblent trop peu nombreux pour considérer la figure comme un archétype dépassant un cadre temporel donné (les années 2010).

En essentialisant à outrance, Iris Brey réduit arbitrairement la dimension artistique d’un film ou d’une série à une succession de tropes narratifs certes discutables mais pas véritablement discutés. Le recours à des contre-exemples probants, ou simplement des exemples précis, aurait permis d’ouvrir de nouvelles perspectives. Seulement, au fil des pages, nous comprenons que ce n’est pas là l’objectif principal du livre.

À exactement la moitié, Iris Brey, reformule son female gaze, selon « sa » définition (au moins la posture est assumée). Elle manque alors l’occasion de corriger les quelques failles déjà pointées par la critique dans son précédent essai. Le female gaze, donc, « c’est le fait de partager l’expérience d’une héroïne : être dans sa tête, dans son corps, et avoir l’impression de ressentir les choses avec elle ». Partant de cette simple affirmation, Brey multiplie alors les exemples pour séparer ce qui serait du female gaze de ce qui serait de simple « portraits de femme ». Les « analyses » défilent alors très vite, résumant succinctement les œuvres à un seul procédé de mise en scène. Fleabag (Phoebe-Waller-Bridge) est donc réduite au simple regard caméra, ce qui était déjà le cas dans Le Regard féminin. C’est oublier un peu vite que l’expérience féminine dans cette série passe par de nombreux procédés dont l’intérêt repose justement dans leur interconnexion pour faire ressentir le chaos de la vie de la jeune femme. De plus, le ton trop affirmatif pourrait prêter à confusion, laissant supposer que ces procédés de mise en scène conseillés (adresse à la caméra, caméra subjective, rêve etc.) seraient essentiellement la production d’un regard féminin. On trouve pourtant beaucoup de films « au masculin » qui utilisent chacun de ces procédés.

Il ne s’agit pas ici de faire preuve de mauvaise foi, en opposant à chaque exemple un contre-exemple. Mais une telle succession de raccourcis abrupts pose finalement la question fondamentale qui doit prévaloir à la rédaction de ce type d’ouvrages : qui est la cible ?

« Pour moi c’est un livre qui s’adresse aux adolescent‧es mais aussi aux jeunes adultes et peut-être même aux adolescent‧es à venir », nous explique Iris Brey dans une interview donnée sur le site Sorociné.com. Le site de la maison d’édition, La ville brûle, n’est pas plus clair, affirmant que le livre « donne aux ados des clés pour changer de regard ». Si l’intention est louable, elle manque de précisions, car l’adolescence recouvre malgré tout un spectre très large dans lequel nous trouvons un certain nombre de nuances. Ainsi, à la lecture de cet humble opus, on se demande si Iris Brey entend s’adresser aux 11-15 ans ou aux 16-18 ans.

Le texte, évidemment simplifié par rapport à sa forme originelle, oscille constamment entre un style à la limite de l’infantilisant (abus de la deuxième personne du singulier, de points d’exclamation et d’anglicismes douteux) et des références qui appellent tout de même à une certaine maturité. Je ne suis pas certain que les lycéen.es apprécieront le premier aspect, eux qui aiment qu’on leur parlent comme des adultes, ni que les collégien.ne.s se sentent soudainement avides de dévorer la filmographie de Chantal Akerman, dont la plupart des œuvres restent difficilement accessibles. Iris Brey tente régulièrement d’évoquer les séries qui « parlent » aux jeunes (13 Reason Why, Riverdale, Les Nouvelles Aventures de Sabrina), mais ne semble pas avoir vraiment fait l’effort de retravailler son premier corpus pour l’adapter à ce nouveau public. Si Fleabag ou Orange is the New Black sont des séries d’une qualité indéniable (et encore ce n’est pas la question), il n’est pas dit que celles-ci soient adaptées à un public « jeune ». Ce n’est pas faire preuve de censure que de rappeler que Fleabag aborde tout de même des thèmes très complexes à même de passionner les adultes, mais pas forcément les adolescent.e.s. Peut-être au lycée, mais au collège, c’est très discutable. On sent également au fil des pages que Brey n’est pas très à l’aise avec ces nouvelles séries, et préfère piocher dans celles de son adolescence comme Dawson, Sex and the City ou Gossip Girls. La cible devient alors plutôt les « adulescent.e.s » ou jeunes adultes qui passerons difficilement la barrière de ce ton à la fois docte et très familier.

Ce positionnement « problématique » nous amène à la dernière volée de chapitre qui se concentre sur la question du corps féminin et ses représentations. L’auteure enchaîne alors ses interrogations autour de la représentation de l’orgasme féminin, du porno, de la masturbation et même de la culture du viol. Le recentrement sur la question sexuelle se fait non sans une certaine violence paradoxale, convoquant des statistiques et des chiffres illustrés par des morceaux choisis de séries. Game of Thrones en prend ainsi pour son grade, l’auteure insistant (non sans raison) sur la complaisance de la série autour de ce sujet complexe. Suivant sa méthodologie phénoménologique, Brey expose sans filtre sa conception d’une inclusivité passant par la représentation du corps comme puissance discursive.

Sauf que l’auteure oublie un peu vite que la sexualité, surtout chez les adolescent.e.s, est un sujet générant autant de fascination que de malaise. La plupart des professeur.e.s vous confirmeront ce point : les ados ne sont pas forcément à l’aise pour en parler ouvertement ou poser des questions. De fait, l’utilité de cette liste, amusante et provocante, « Mon top 10 des héroïnes qui se masturbent dans les séries », reste a prouver. Pour ma part, si Iris Brey affirme que la masturbation féminine reste un tabou (c’est vrai) de la représentation, j’éprouve quelques difficultés à composer mon propre « Top 10 des héros qui se masturbent ». Car même si l’onanisme au masculin est plus souvent évoqué, il est rarement présenté comme un acte positif. Le seul qui me vient en tête est Les Beaux Gosses (Riad Sattouf), que les ados, pourtant sujet principal du film, n’apprécient pas forcément.

Mais le problème de ces derniers chapitres se résume surtout à un militantisme qui finit par complètement supplanter la dimension didactique de l’ouvrage. Pour résumer, si les rappels autour du consentement, de la vague MeToo, des règles ou du clitoris sont évidemment bienvenus, Sous nos yeux ne semble plus tellement parler de cinéma ou de série à ce moment-là. Les exemples deviennent des illustrations de situations « réelles » et la question du regard (est-ce présenté comme quelque chose de positif ou négatif dans l’œuvre ?) se dissout dans des statistiques et un besoin de traiter un peu tous les sujets.

Finalement, les pages les plus convaincantes restent cette analyse de Game of Thrones et la question du viol. Sur deux pages, le texte prend le parti (pour une fois) de citer la position ambiguë des hommes derrières la caméra. L’auteure se permet également une comparaison avec le roman, pour démontrer que les plus spectaculaires séquences de viols ne sont issues que de l’imagination des scénaristes de la série. Si cette analyse n’échappe pas à quelques biais (pourquoi ne pas rappeler que le viol n’est catégorisé comme crime en France que depuis les années 1980 ?), appliquer une rigueur similaire à toutes les œuvres évoquées aurait rendu l’ouvrage incontournable.

Le principal problème de Sous nos yeux est le même que Le regard féminin : la généralisation du corpus et de l’hypothèse. Si nous avons rappelé en introduction que Laura Mulvey circonscrivait son Male Gaze à la production hollywoodienne classique, c’est parce qu’elle-même n’a de cesse de le rappeler. En forgeant son female gaze, Iris Brey omet cette donnée fondamentale, tout en l’appliquant presque exclusivement à un corpus anglophone. Sous nos yeux donne ainsi cette impression que le « modèle » n’a pas de contre-exemple. On s’étonne alors que dans cette défense d’un regard féminin que le film Mädchen in uniform (Jeunes filles en uniforme – 1931), œuvre de l’Allemande Leontine Sagan, qui connaîtra deux remakes (dont un avec Romy Shneider en 1958), soit complètement passée à la trappe. Plus largement, l’ouvrage oublie de faire un pas de côté vers d’autres cinématographies. La production japonaise, animées ou non, est donc également évacuée, quand les analyses récentes tendent à montrer que les cartes jouées par Iris Brey ne sont pas nulles, mais clairement rebattues. Sans affirmer que l’animation japonaise est une production féministe, la multitude de figures féminine face à un spectre très réduit d’archétypes masculin pose ces images comme l’exact opposé de ce qu’affirme l’auteure ici (sans aller creuser jusqu’à la production érotique). En prenant en compte l’extrême popularité des mangas chez les adolescent.e.s, et donc l’impact qu’ils ont sur leur inconscient, il semble que le détour était plus que nécessaire.

Enfin, l’obsession phénoménologique d’Iris Brey l’amène malheureusement à résumer ce regard à une question corporelle, donc sexuelle, comme en témoignent ces pages plutôt abruptes sur la pornographie. Si elle nous rappelle, chiffres à la clé, qu’en moyenne les adolescent.e.s regardent leur premier porno à douze ans, il serait judicieux de ne pas généraliser. Excusez le rapprochement, mais avant le porno, il y a les Disney ! Curieusement, alors que Sous nos yeux invite à « changer de regard », le livre fait peu de cas de cette production destinée à la jeunesse qui forge durablement l’imaginaire. La question « que disent les films de princesses de ces rapports de force ? », pourtant largement posée par ailleurs, est ici complètement absente.

Iris Brey frôle alors la culpabilisation de la lectrice, qui pourrait finir par s’interroger : « Si j’aime les films de princesses, suis-je une mauvaise féministe ? » ou « Suis-je obligée de regarder des scènes de masturbation féminine pour construire mon regard féminin ? » (ces questions ne sont pas dans le texte). Iris Brey encourage à ouvrir ses perspectives en allant voir ailleurs, mais n’offre pas vraiment de clés d’analyse pour que la lectrice se réapproprie ces premières images. Le paradoxe de son hypothèse phénoménologique (en gros, les films agissent sur le corps) tient à ce que l’auteure semble curieusement considérer la spectatrice comme une force passive qui reçoit cet « inconscient patriarcal » sans jamais l’interroger, à moins d’avoir reçu un « coup de pied » mental l’encourageant à réveiller son cerveau. Or, la question de la réception est extrêmement complexe, et chacun.e s’approprie les images comme il ou elle l’entend.

Quitte à écrire tout son amour pour Wonder Woman (Patty Jenkins), pourquoi ne pas s’intéresser un peu à La Reine des neiges (Jennifer Lee, Chris Buck), qui a tout de même le mérite de reconfigurer la dynamique « prince/princesse » en sororité ? Est-ce que les petites filles voient en Belle une jolie femme enfermée par un homme bestial, ou un personnage avide de lecture qui s’évade de son quotidien sans intérêt ? Difficile à dire, mais il sera toujours plus efficace d’encourager à voir « autrement », qu’à voir « autre chose ». La beauté de la curiosité, c’est que la deuxième solution s’articule souvent très bien à la première. En sautant tout de suite vers des œuvres estimées (Chantal Akerman, Jane Campion) mais peu adaptée (La leçon de Piano est peut-être un peu rude pour un début), l’auteure oublie donc de mettre en place une progression. En somme, comment construire un imaginaire cinéphile féministe partant de La Reine des neiges pour arriver au Portrait de la jeune fille en feu ? Cette question fondamentale qui aurait du sous-tendre tout le livre n’est jamais posée.

Comme Sous nos yeux se présente comme un ouvrage à destination des plus jeunes, il est presque certain qu’il n’attirera pas autant les regards que le précédent opus. Ce qui démontre le dédain que la critique porte au principe de vulgarisation en général, particulièrement en direction des ados. Il s’agit pourtant d’un exercice extrêmement difficile qui exige une certaine rigueur. Il faut constamment garder en tête la nature du public ciblé, prendre en compte que celui-ci est par essence non figé et que ses goûts changent à une vitesse folle. Tenter de cerner ce que ce public sait ou ignore est également fondamental. Iris Brey nous parle de réalisatrices et scénaristes oubliées, mais est-elle certaine que ce nouveau lectorat sait vraiment ce qu’impliquent ces dénominations ? Que des ouvrages comme celui-ci avec de telles ambitions existent est louable. Mais ce petit manifeste donne plutôt l’impression d’un coup de communication flairé par une maison d’édition. Sorti à peine un an après la première bataille, ce deuxième essai pêche un peu par arrogance et beaucoup par manque de rigueur.

Sous nos yeux : petit manifeste pour une révolution du regard, Iris Brey et Mirion Malle
La ville brûle, avril 2021, 64 pages

Redacteur LeMagduCiné