Les éditions La Pastèque proposent une adaptation dessinée du diptyque Le Naufragé de Memoria. Les auteurs Claude Paiement et Jean-Paul Eid y explorent nos pulsions les plus primaires dans une veine techno-pessimiste.
Ceux qui se sont passionnés pour Westworld ne seront pas en terrain inconnu. On le sait, un parc d’attractions futuriste se trouve au cœur de la série de Jonathan Nolan. Claude Paiement et Jean-Paul Eid s’appuyaient déjà sur un argument similaire en 1999, dans Le Naufragé de Memoria, dont est tirée la bande dessinée qui nous intéresse. Dans les deux cas, les auteurs en profitent pour portraiturer l’humanité dans ce qu’elle a de plus abject : des pulsions primaires malmenant la décence, faisant la part belle au sexe et finissant par substituer les hommes aux Dieux. C’est de manière sporadique, disséminée tout au long d’un récit échevelé, que se révèle la nature profonde d’individus-consommateurs ivres de fantasmes et de sensations.
Cela ne constitue toutefois qu’une toile de fond. Car à l’avant-plan apparaît une intrigue relativement commune, mais non moins fascinante : l’opposition entre la firme Brainstorm, gestionnaire cynique d’un parc de destinations virtuelles, et les fidèles du professeur Zalupski, un avatar mégalomane dont le discours émancipateur séduit les foules. Ce dernier annonce rapidement la couleur : « Ce que nous appelons la vie n’est en fait qu’un bouillon compact de milliards de liaisons électromagnétiques. Une chaîne numérique constitue la substance de chacun d’entre nous. » Partant, il va chercher à identifier qui tirent les ficelles, qui manipulent son monde et dans quel intérêt. Le « tourisme virtuel » auquel il va se confronter possède deux visages ne se différenciant que par le degré de naïveté de l’observateur : un « bassin à rêves » pour des journalistes à courte vue, un Nouveau Monde ou un premier pas sur la lune pour des capitalistes peu scrupuleux, un enfer quand les paupières se dessillent enfin.
Pour partie en couleurs et pour partie en noir et blanc, Memoria pose un regard impitoyable sur le capitalisme et ses consommateurs effrontés. Le New York des années 1930 reconstitué par Brainstorm est celui de la Prohibition, du code Hays, du fordisme… C’est pourtant dans ce décor puritain et suranné que les hommes, dans l’impunité la plus totale, vont se livrer à tous les interdits que les lois et la morale réprouveraient en dehors du « jeu ». La réalité est à peine plus supportable : la proximité patente entre industriels et régulateurs, la mythification de figures sulfureuses, la corruption, les entorses au code pénal rendent l’air irrespirable. Et pour illustrer ces histoires, le lecteur se voit gratifié de planches variées, dans des teintes qui le sont tout autant. Il suffit de se reporter aux pleines pages 73 et 74 pour prendre la pleine mesure des qualités graphiques de cette bande dessinée. Que ce soit sur le fond ou sur la forme, il est difficile de bouder son plaisir !
Memoria, Claude Paiement et Jean-Paul Eid
La Pastèque, février 2020, 128 pages