Jean Giono était un grand romancier, mais aussi un fin observateur de son environnement provençal. Il écrivit de nombreux textes à visée purement descriptive, sortes de témoignages de ses contemplations de la nature et des hommes. Solitude de la pitié, son premier recueil de nouvelles, est un de ces assemblages d’impressions picturales, où l’on découvre cette humanité perdue dans son lien à la nature ; une nature qui est partout, et pourtant étrangère.
Un recueil exhaustif et diversifié
Quand on connaît un peu la littérature de Giono, plonger dans ce recueil n’a rien de dépaysant : on y retrouve cette même attention portée aux lieux, aux odeurs, aux couleurs, à cette nature longuement examinée dans sa dimension tantôt sensuelle et poétique, tantôt dégoûtante et brutale. L’écriture est à mi-chemin entre la chronique impressionniste, à la manière de son déroutant Manosque-des-plateaux, et les histoires humaines plus classiques tels qu’on les découvre dans sa « Trilogie de Pan », à peu près au même moment, au début des années 30.
Certaines nouvelles n’ont clairement d’autre but que de faire ressentir une atmosphère, comme ce Philemon qui dépèce un cochon au fil de pages très graphiques et sanglantes. D’autres prennent le pouls d’un quotidien rural à la fois anonyme et universel, comme cette Peur de la terre où deux paysans boivent du vin dans le petit café du village, avant de partir vers ces champs qui semblent les attendre, à l’horizon. D’autres encore s’apparentent à des contes moraux, comme le récit donnant son titre au recueil, Solitude de la pitié, où un curé exploite deux vagabonds pour les faire réparer son puits, en échange d’une aumône ridicule. Et puis, beaucoup d’entre elles dressent des portraits typiques d’hommes ou de femmes de la Provence : dans Sylvie, l’on découvre une jeune femme en plein apprentissage des rudiments de la vie paysanne ; dans Jofroi de la Maussan – texte extraordinaire qui inspirera Marcel Pagnol pour son film éponyme –, un vieillard vend un bout de terre qu’il n’a plus la force d’entretenir, mais menace de se suicider en voyant que le nouveau propriétaire veut « assassiner » ses arbres pour pouvoir semer son grain ; il y a aussi Joselet, un solitaire qui « mange le soleil », vit une vie sereine en harmonie avec l’ordre de la nature, mais au prix du « gros sacrifice » : l’amour humain ; on pense enfin à l’émouvant Fidélin de La Main, cet aveugle qui explique à un passant comment, depuis qu’il a perdu la vue, il a commencé à voir le monde à travers le toucher et la sensibilité de ses mains.
Mais surtout, Solitude de la pitié raconte le conflit permanent qui oppose ces êtres à leur environnement. Sur ce point, le Prélude de Pan est peut-être le récit le plus frappant : c’est l’histoire d’une transe collective, d’une partie de débauche paysanne où la grivoiserie flirte avec la franche vulgarité (« On se réveilla dans un village qui suintait toutes sortes de jus, qui puait comme un melon pourri. J’étais vautré dans du crottin de cheval. ») ; et face à ces gens sales et bruyants, le silence de la nature est encore plus effrayant, comme si c’était au sein des éléments que le Mal se reposait, en attendant d’intervenir pour provoquer quelque désastre.
Deux mondes que tout oppose…
Les hommes et les femmes qui parcourent la Provence de Giono sont de minuscules brins de vie, de tout petits destins écrasés sous le poids d’un ordre des choses immuable et sans pitié. Pour autant, il n’y a pas vraiment de dieu chez Giono ; et si la nature porte en elle une dimension sacrée, elle n’incarne ni la bonté et la miséricorde, ni le mal et le châtiment. Elle n’est ni diabolique ni angélique : elle est, et c’est tout. Aussi, les revers qu’elle fait subir aux hommes (un incendie, une sécheresse, une noyade, etc.) sont moins des vengeances préméditées que de tragiques ironies du sort. Mais l’on sent bien qu’il existe toujours une forme de lien causal entre les actes des hommes et les réponses des éléments. L’incendie d’Un de Baumugnes concorde avec la descente aux enfers d’une communauté villageoise, tout comme la régénérescence des champs dans Regain va de pair avec l’amour naissant d’un couple plein de bonnes intentions.
À l’instar des relations humaines, la relation à l’environnement est une relation d’être vivant à être vivant, et même de personne à personne. C’est ce que croient les deux personnages du Mouton, qui en contemplant un paysage s’imaginent que l’ensemble forme un grand animal (avec son squelette d’arbres, sa silhouette de montagnes, sa laine de nuages, etc.). « C’est une colline couchée comme une brebis lasse dans les boues du torrent ». C’est ce que croyait aussi le vieux Jofroi, qui accordait à ses arbres une dignité morale égale à celle de ses concitoyens. C’est encore ce que raconte Champs, où un père de famille livre un combat acharné à sa terre (par le feu, la semence, le labour), comme s’il se battait avec l’homme au bras duquel il a vu partir sa femme et sa fille.
En fait, Solitude de la pitié parle de l’impossible harmonie de l’homme avec la nature, et de la solitude existentielle des ces paysans qui cherchent toute leur vie à en percer le secret, en vain. « Des hommes perdus sur des radeaux… en pleine terre », peut-on lire dans Radeaux perdus. Un autre titre de nouvelle éminemment évocateur : La Grande Barrière. C’est l’histoire d’une séparation éternelle entre humains et animaux, où un homme prend en pitié un oiseau agonisant, se penche au-dessus de lui pour le réconforter dans ses derniers instants, mais ne lui transmet en réalité que de la terreur. « Il n’y avait qu’à donner de la pitié, c’était la seule chose à faire : de la pitié, tout un plein cœur de pitié, pour adoucir, pour dire à la bête : “Non, tu vois, quelqu’un souffre de ta souffrance, tu n’es pas seule. Je ne peux pas te guérir, mais je peux encore te garder.” Je caressais ; la bête ne se plaignait plus. Et alors, en regardant la hase dans les yeux, j’ai vu qu’elle ne se plaignait plus parce que j’étais pour elle encore plus terrible que les corbeaux. […] J’étais l’homme et j’avais tué tout espoir. La bête mourait de peur sous ma pitié incomprise ; ma main qui caressait était plus cruelle que le bec du freux. Une grande barrière nous séparait. […] Il en a fallu de nos méchancetés entassées pendant des siècles pour la rendre aussi solide. »
… qu’il faut chercher à réunir
À lire ces pages proprement bouleversantes, on ressent la grande tristesse de Giono de rendre compte de cette fracture entre l’homme et la nature. L’homme s’est métaphysiquement détaché de son environnement ; il est seul face au reste du vivant. Et la fin du recueil ne va pas en s’arrangeant. Au pays des coupeurs d’arbres parle de ce qu’un lieu qui n’est plus éveillait comme émotions, comme odeurs ou images, quels animaux y vivaient, comment les arbres se déployaient… avant que tout soit rasé pour en faire un boulevard à usines. Malgré ce pessimisme apparent, Giono lance un appel : il n’est peut-être pas trop tard. Destruction de Paris est une ode à la campagne salutaire, en même temps que la condamnation d’une capitale où l’on cours vers un bonheur introuvable. « Il n’y aura de bonheur pour toi, homme, que le jour où tu seras dans le soleil debout à côté de moi. Viens, dis la bonne nouvelle autour de toi. Viens, venez tous ; il n’y aura de bonheur pour vous que le jour où les grands arbres crèveront les rues, où le poids des lianes fera crouler l’obélisque et courber la tour Eiffel ; où devant les guichets du Louvre on n’entendra plus que le léger bruit des cosses mûres qui s’ouvrent et des graines sauvages qui tombent ; le jour où, des cavernes du métro, des sangliers éblouis sortiront en tremblant de la queue. »
Car malgré l’irrésorbable fossé qui sépare l’homme et la nature, ce n’est qu’en essayant de la rejoindre que nous pouvons espérer trouver un sens à nos vies. Magnétisme témoigne encore de la solitude des hommes des campagnes, mais dépeint surtout ces dernières comme des jardins d’Eden immaculés. « Il y a donc beaucoup de ciel, beaucoup d’air entre ces hommes quand ils sont sortis du village pour leur travail. Ce qu’ils respirent, ça n’a pas le goût du déjà respiré. L’air qu’ils avalent ne sort pas du boyau des autres. Il est pur et à la source. C’est bon d’un côté mais c’est mauvais de l’autre, étant donné que cette pureté, il faut l’acheter avec sa solitude et son désespoir. » Le destin a toujours avec Giono quelque chose de tragique, et en même temps de profondément apaisant. Car l’ambivalence de toute chose est maintenue. Solitude de la pitié est presque un manuel philosophique : il examine les hommes et les femmes dans ce qu’ils ont de plus bestial et orgueilleux, mais aussi de sublime ; il examine la nature dans ce qu’elle a de plus violent et injuste, et en même temps de poétique ; il fait enfin le constat de l’impossible conciliation des deux mondes, et pourtant de la nécessité vitale de chercher à accomplir cet impossible.
« Il y a bien longtemps que je désire écrire un roman dans lequel on entendrait chanter le monde. Dans tous les livres actuels on donne à mon avis une trop grande place aux êtres mesquins et l’on néglige de nous faire percevoir le halètement des beaux habitants de l’univers. Les graines dont on ensemence les livres, on les achète toujours au même grainier. On sème beaucoup l’amour sous toutes ses formes et c’est une plante bien abâtardie ; encore une ou deux poignées d’autres graines et c’est tout. Tout ça d’ailleurs se sème sur l’homme. Je sais bien qu’on ne peut guère concevoir un roman sans homme, puisqu’il y en a dans le monde. Ce qu’il faudrait, c’est le mettre à sa place, ne pas le faire le centre de tout, être assez humble pour s’apercevoir qu’une montagne existe non seulement comme hauteur et largeur mais comme poids, effluves, gestes, puissance d’envoûtement, paroles, sympathie. Un fleuve est un personnage, avec ses rages et ses amours, sa force, son dieu, son hasard, ses maladies, sa faim d’aventures. Les rivières, les sources sont des personnages : elles aiment, elles trompent, elles mentent, elles trahissent, elles sont belles, elles s’habillent de joncs et de mousses. Les forêts respirent. […] Je sais que, quelquefois, on s’est servi d’un fleuve pour faire charrier à travers un roman des alluvions de terreur, de mystère ou de force. Je sais qu’on s’est servi des montagnes et que tous les jours on se sert encore de la terre et des champs. On fait chanter les oiseaux dans les forêts. […] Oui, on s’est servi de tout ça. Il ne faut pas s’en servir. Il faut le voir. Il faut, je crois, voir, aimer, comprendre, haïr l’entourage des hommes, le monde d’autour, comme on est obligé de regarder, d’aimer, de détester profondément les hommes pour les peindre. Il ne faut plus isoler le personnage-homme, l’ensemencer de simples graines habituelles, mais le montrer tel qu’il est, c’est-à-dire traversé, imbibé, lourd et lumineux des effluves, des influences, du chant du monde. Pour qui a vécu un peu de temps dans un petit hameau de montagne par exemple, il est inutile de dire combien cette montagne tient de place dans les conversations des hommes. Pour un village de pêcheurs, c’est la mer ; pour un village des terres, ce sont les champs, les blés et les prés. On ne peut pas isoler l’homme. Il n’est pas isolé. Le visage de la terre est dans son cœur. »
— « Le chant du monde », extrait de Solitude de la pitié.