Ivan Tourgueniev fut une figure essentielle de la littérature russe du XIXème siècle, mais il trouva aussi une place dans les débats politiques de son temps (et même des époques postérieures). Paru en 1856, Roudine est son premier roman, écrit après des années de pratique littéraire pendant lesquelles Tourgueniev s’était appliqué à l’écriture de poèmes et surtout de nouvelles. À travers le personnage de Roudine, Tourgueniev dresse le portrait d’une génération d’intellectuels russes issus de la noblesse.
Nous sommes dans une petite ville en pleine campagne russe, ce même genre de petite ville qui servira de cadre à de nombreux romans russes comme Les Démons, de Dostoievski (roman écrit en partie contre les idées de Tourgueniev). Dans sa propriété, Daria Mikhailovna Lassounski mène salon, un salon qui, à la fois, la satisfait et la frustre. Elle est satisfaite, en effet, parce qu’elle réunit là des petits propriétaires terriens des environs, un peu rustres mais qu’elle peut dominer. Elle est aussi frustrée parce qu’il lui manque, justement, le genre de grand personnage que l’on peut rencontrer dans les capitales, ces nobles qui forment cet embryon d’intelligentsia qui commençait à se développer alors en Russie.
Car c’est bien cela que Tourgueniev veut montrer ici. Tourgueniev s’est toujours voulu l’observateur de la vie sociale et politique russe de son temps, et il a accompli cette mission de façon si fine que ses œuvres ont souvent été au cœur des débats tout au long de la seconde moitié du XIXème siècle.
Du coup, bien souvent, les romans de Tourgueniev se déroulent dans ces salons entretenus dans de riches propriétés provinciales, et pour cause : c’est ce qu’il connaissait le mieux. Tourgueniev est issu en effet de cette noblesse propriétaire terrienne de la Russie occidentale, et il a passé une bonne partie de sa vie dans ses terres. Et si l’écrivain est un grand portraitiste et nous livre bien souvent des descriptions pleines de poésie de cette nature qu’il chérissait tant, ses romans restent en grande partie constitués de dialogues où les personnages vont confronter leurs points de vue.
C’est ainsi que le quotidien tranquille du petit salon va être perturbé par l’arrivée d’un jeune inconnu, Dmitri Nikolaïevitch Roudine. Roudine est la figure même de la génération née autour des années 20 (pour mémoire, Ivan Tourgueniev est né en 1818) et qui a pu faire des études à l’étranger (l’Allemagne étant souvent le lieu de destination privilégié, la philosophie de Hegel étant fortement à la mode dans les milieux intellectuels russes de cette époque).
Roudine arrive donc dans ce petit salon et va en bouleverser l’existence. Il va éblouir certains des habitués et en dégoûter d’autres. Daria Mikhaïlovna ne va plus jurer que par lui, sa fille Natalie, 17 ans, est amoureuse de lui et leur amie Alexandra est en admiration complète. À l’inverse, certains hommes s’en méfient, voire se braquent littéralement contre lui. D’autres essaient d’obtenir ses faveurs. Mais Roudine apparaît vite comme un jeune homme dominateur, qui se plaît à distribuer sur les personnes autour de lui des avis tranchés.
Roudine apparaît aussi comme un homme qui fracture, celui qui apporte la division dans un monde qui, jusque là, tournait plutôt correctement. Solyntsov est au fond du gouffre parce que Roudine semble séduire celle qu’il pensait épouser, la jeune Natalie. Lejniev, qui a connu Roudine par le passé, en dresse un portrait peu sympathique : Roudine serait, selon lui, un homme capable, par ses seuls discours, de retourner les sentiments de ses auditeurs. Un homme qui sème le trouble. Il est celui qui a amené Lejniev à rompre avec sa chérie passée, et ce en toute conscience.
Petit à petit se dresse le portrait d’un homme étrange, insaisissable. Un portrait changeant selon les personnages qui parlent. Car le narrateur, lui, ne donne jamais son avis : il se contente de dresser le cadre dans lequel s’expriment les personnages. Roudine est un roman de dialogues, comme c’est souvent le cas chez Tourgueniev. Ce sont les dialogues qui vont définir non seulement les personnages, mais les liens qui les unissent. Ce sont les dialogues qui vont leur apporter de la profondeur psychologique. Le roman de Tourgueniev se déroule presque exclusivement dans les salons, lieux sociaux par excellence, il est donc normal que les dialogues y dominent.
Dans les romans de Tourgueniev, les hommes se divisent en deux catégories : les « Hamlet » et les « Don Quichotte » (cette terminologie littéraire est conçue par Tourgueniev lui-même). Les « Hamlet » sont des intellectuels qui réfléchissent énormément, sur tous les sujets. Ils sont extrêmement cultivés, ils ont beaucoup lu et débattu. Mais ils sont absolument incapables de participer à une action. Avant de prendre une décision, ils doivent passer des jours, des semaines à peser le pour le contre, à lire des livres à ce sujet, et finalement ils ne font rien. Ce sont d’éternels procrastinateurs stériles.
Les « Don Quichotte », quant à eux, ne réfléchissent pas. Mais ils agissent. Ils peuvent se tromper catégoriquement dans leurs actions (c’est même souvent le cas), car ils sont du genre à foncer tête baissée.
Roudine rentre clairement dans la catégorie des « Hamlet ». Très vite, il semble rejeter toute forme d’activité autre que la discussion et le débat. La moindre promenade dans la propriété, le moindre jeu est rejeté par lui comme étant un enfantillage. Cette incapacité d’action lui prose d’ailleurs des problèmes : Roudine est constamment en manque d’argent et vit aux crochets de toute cette petite société à laquelle il emprunte sans cesse de quoi subsister. Beaucoup ont vu dans ce personnage un portrait, visiblement fidèle, de Mikhaïl Bakounine, que Tourgueniev avait bien connu dans sa jeunesse, et dont Roudine emprunte de nombreux traits, physiques ou psychologiques.
Face à cet « Hamlet », le roman Roudine propose un premier exemple de ce qui deviendra un véritable type littéraire, la « jeune femme de Tourgueniev ». Ces jeunes femmes sont l’antithèse des hommes, elles sont décidées, elles passent à l’action, elles savent ce qu’elles veulent et comment l’obtenir. Une scène, dans ce roman, donne toute l’étendue de ce type de personnage : face à un Roudine qui tergiverse, ne sait pas quoi faire, un bonhomme qui, une fois sorti des salons, s’avère décevant car il semble perdre toute sa superbe, Natalie prend les devants, elle se lance dans l’action. Elle comprend la vanité de celui qu’elle aime et en tire la seule conclusion possible.
Roudine est également, « avant tout » devrait-on dire, puisque c’est ainsi qu’il passera à la postérité dans l’histoire littéraire russe, le prototype de « l’homme de trop ». C’est, là aussi, une question de génération : les « hommes de trop » sont des aristocrates nés autour de 1820 ; très cultivés, ils ont fait leurs études en Occident, souvent en Allemagne, et en reviennent avec une grande propension aux réflexions ardues et métaphysiques, aux grands discours enflammés, mais une totale incapacité à faire quoi que ce soit. De plus, leur séjour à l’étranger les a déconnectés de la vie sociale et politique russe : ils rentrent avec de grandes théories occidentales inapplicables au contexte social russe.
À travers le personnage de Roudine, c’est une génération qui est donc visée, des jeunes intellectuels, jouant sur la figure romantique de l’homme coupé de la civilisation, l’homme trop bon, trop talentueux, trop intelligent pour être compris des autres, celui qui est forcément seul, rejeté par ses talents mêmes. Et il joue de ce personnage, ainsi que de ses facultés oratoires, pour séduire autour de lui. Il faut le voir approcher Natalie : il se façonne l’image de l’homme qui ne croit plus à l’amour, l’homme fui par les femmes, celui qui a une mission tellement importante qu’il ne peut consacrer son temps à satisfaire une épouse, sachant par cela même parler directement au cœur d’une jeune femme romantique de 17 ans.
Il mène toujours ses approches sans en avoir l’air : il prétend qu’il se promène ou qu’il veut lire un journal, et avance ainsi une phrase apparemment en toute innocence, s’étonnant qu’on puisse la comprendre d’une façon ou d’une autre.
Est-ce que, pour autant, on peut affirmer que Roudine est un manipulateur ? Non, car il semble encore plus perdu que les personnes autour de lui. Lui-même ne sait pas trop comment il se retrouve dans cette situation, il ne sait pas ce qu’il doit faire et encore moins ce qu’il faut faire. Finalement, petit à petit, se dévoile un personnage ni génial, ni abominable, mais juste pitoyable. Un personnage vain, creux, vide.
Prenons un exemple :
« Avec la tête seule, quelque forte qu’elle soit, il est difficile à un homme de savoir ce qui se passe en lui-même… Roudine, l’intelligent et perspicace Roudine, n’était pas capable de dire à coup sûr s’il aimait Natalie, s’il souffrait, s’il souffrait en lui disant adieu. Pourquoi donc, sans vouloir imiter Lovelace, il faut lui rendre cette justice, avait-il tourné la tête à cette pauvre jeune fille ? Pourquoi l’attendait-il avec un secret tressaillement ? À cela il n’est qu’une seule réponse : personne ne se laisse aussi facilement entraîner que les gens sans passion. » (traduction Edith Scherrer, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1981)
Ainsi, Roudine n’est ni à adorer, ni à détester : il apparaît finalement comme un personnage à plaindre. C’est tout le sens à retirer des ultimes chapitres et surtout de l’épilogue du roman. Roudine se révèle être un personnage incapable de faire quoi que ce soit, incapable de bâtir quelque chose. Un personnage enfermé dans ses grandes théories. Un personnage éventuellement charmant de prime abord, mais qui révèle assez vite sa vanité. Et il est le premier à en souffrir.