soy-cuba-mikhail-kalatozov-critique

Soy Cuba (1964) : L’épopée poétique

Pur moment de cinéma, oublié puis redécouvert plus de trente après sa sortie, adoubé depuis par Martin Scorsese et Francis Ford Coppola eux-mêmes, Soy Cuba de Mikhaïl Kalatozov jouit aujourd’hui d’une restauration en 4K. En attendant sa future reprise en salles, ce nouveau master est à découvrir dans un superbe Combo Blu-Ray/DVD édité par Potemkine Films, contenant un livret de 80 pages et près de quatre heures de suppléments.

Soy Cuba, c’est l’histoire d’un film qui ne peut être réduit à un simple objet de propagande ; c’est l’histoire d’un cinéaste qui ne se résout pas à mettre son art sous un étouffoir. Plantons d’abord le décor : au début des années 60, après l’échec du débarquement de la Baie des Cochons, Fidel Castro se rapproche de Moscou et cherche à édifier sa propre mythologie. Bien conscient de l’impact du septième art sur l’imaginaire collectif, le leader révolutionnaire s’empresse donc de commander un film pour célébrer les fastes du système politique cubain et les horreurs de l’ancien régime de Batista. Les autorités soviétiques approuvent, bien contentes de célébrer le triomphe d’une révolution socialiste dans un cadre exotique, et dépêchent sur place leur nouveau réalisateur vedette, Mikhail Kalatozov, mondialement connu depuis le succès de Quand passent les cigognes. Seulement, en prenant ses aises avec les critères du film de propagande, en célébrant moins un régime que la terre et les hommes qui la peuplent, ce dernier finit par déplaire et tombe sous le coup de la censure. Mais qu’importe au fond, car le temps lui a donné raison : Soy Cuba est une œuvre artistique totale, une grande épopée poétique qui mêle l’audace visuelle émouvante du cinéma russe à une sensualité latine des plus enivrantes.

À première vue, pourtant, Soy Cuba répond scrupuleusement aux exigences de ce type de production. Construit autour de quatre épisodes distincts, le film s’applique dans un premier temps à présenter la décadence de Cuba sous Batista. Kalatozov y orchestre le procès d’un régime où, comme l’affirme un touriste américain, « rien n’est indécent si tu as le fric. » Par l’entremise de son premier personnage principal, la jeune Maria qui est obligée de se prostituer pour gagner sa vie, la mise en scène explicite clairement l’influence néfaste de L’Oncle Sam sur la population cubaine. Une impression que les parties suivantes viendront renforcer, puisque nous verrons une compagnie US mettre la main sur les terres d’un paysan, et des marins en permission mettre les leurs sur une jeune femme à l’innocence toute symbolique. Un jeune homme va s’interposer toutefois, un militant marxiste bien évidemment, qui finira par être abattu par un policier corrompu. Le martyr ayant été désigné, la révolution peut enfin être célébrée dans le dernier acte, le peuple s’unissant enfin pour récupérer cette terre qui est la leur. Le mantra du film, « Je suis Cuba », se transforme en cette phrase que clament les troupes de la liberté : « Je suis Fidel. » Qu’il le veuille ou non, le paysan devra « se battre pour la paix » car le conflit frappe à sa porte. Ce motif, cher au cinéma de propagande, sert à justifier la lutte armée. Le fermier devenu guerrier ne tire pas pour tuer ; il tire sur le passé pour assurer son avenir et celui des siens, parce qu’on lui a promis des hôpitaux et des écoles…

Mais si le propos est démonstratif, la forme parvient à exprimer, à elle seule, une profonde émotion. Son lyrisme, par exemple, nous étreint à travers cette vision cosmique qui englobe cieux et eaux, qui va de Colomb aux temps futurs, et dont l’utopie fascinée transcende les impératifs du tract soviétique, les dépassant sans avoir à les nier. Le politique, comme chez Dovjenko, devient alors non plus la fin mais l’outil d’une vision panthéiste, un moyen passager pour fusionner à nouveau avec l’âme d’une terre. Cette pure distillation de cinéma qu’est Soy Cuba parvient à satisfaire nos appétits cinéphiles par une vivacité formelle incandescente, mariant le Cinema Novo brésilien au néoréalisme italien, la nouvelle vague française à la virtuosité d’un Orson Welles. Ainsi, toute l’œuvre de Kalatozov vibre au rythme de ses trouvailles visuelles et de ses prouesses techniques : rarement le plan-séquence a semblé être aussi furieusement expressif. Dans l’une des séquences d’anthologie du film, la caméra descend en un seul plan deux étages d’un hôtel pour aller plonger dans une piscine et suivre – sous l’eau – les baigneurs. Cette frénésie qu’implique le mouvement de caméra, de même que la manière dont le grand angulaire déforme les visages, magnifie le caractère grotesque du luxueux mode de vie bourgeois, ici critiqué et associé au Cuba de Batista. Autre plan-séquence d’anthologie, celui qui sert à unir le peuple – représenté par les manifestants et par les employés d’une manufacture de cigares – autour du corps sans vie du héros national Enrique. La caméra devient alors immatérielle, donnant l’impression de flotter par-dessus la foule et de défier la gravité. Soy Cuba arrive à s’émanciper, ainsi, de ces modèles du passé : la révolution se poursuit dans la technique, la proximité propre au cinéma direct – caméra Éclair à l’appui – humanisant les sujets d’une manière que n’aurait pas envisagé le cinéma soviétique des années 20.

Finalement, s’il emploie les arguments propres au cinéma de propagande, ce poème impressionniste se détache des œuvres plus vulgairement dogmatiques du genre (Why We Fight de Capra, Triomphe de la volonté de Riefenstahl) pour élaborer un hommage teinté de certaines nuances à l’esprit révolutionnaire. Désormais réhabilité, ce film s’apprécie enfin comme il se doit, c’est à dire comme une vraie expérience de cinéma, intense, lyrique et baroque. Scorsese avait raison, « C’est un film qui donne foi dans le cinéma ».

Synopsis : La Havane, 1958. Cuba n’est qu’un vaste terrain de jeux pour riches américains et propriétaires terriens sans scrupules. C’est le règne de la corruption, de l’argent, de la luxure. Paysans et étudiants partisans de Fidel Castro se regroupent pour organiser la lutte.

Compléments DVD/ BR

L’éditeur Potemkine Films a prévu pour l’occasion de nombreux bonus inédits (sauf l’interview de Martin Scorsese, déjà connue) permettant d’éditorialiser ce film majeur :

Soy Cuba : le mammouth sibérien de Vicente Ferraz (Brésil, 2004) : documentaire sur le film (90 minutes)

Interview de Martin Scorsese (2003) (27 minutes)

Kalatozov, le cinéaste (20 minutes), Kalatozov et Ouroussevski, un duo artistique (16 minutes), Le contexte historique (18 minutes) et La réception du film (12 minutes), par François Albera, historien du cinéma

– Analyse de séquence par Eugénie Zvonkine, enseignant‑chercheur en cinéma (30 minutes)

– Entretien avec Claire Mathon, directrice de la photographie (20 minutes)

– Le film vu par Hicham Lasri, cinéaste marocain (6 minutes)

– Livret : lettres envoyées par Sergueï Ouroussevski (directeur de la photographie) à sa femme pendant les repérages pour le tournage de Soy Cuba (80 pages)

Soy Cuba : Bande-Annonce

Soy Cuba : Fiche technique

Réalisation : Mikhaïl Kalatozov
Scénario : Enrique Pineda Barnet et Evgueni Evtouchenko
Photographie : Sergueï Ouroussevski
Production : Instituto Cubano del Arte e Industrias Cinematográficos (ICAIC), Mosfilm
Genre : Drame
Durée : 143 minutes
Date de sortie : 1964 -16 juillet 2003 (France)

Édité chez Potemkine Films  

 

Note des lecteurs0 Note
4.5