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Rétrospective Joseph Losey : portrait d’un cinéaste baroque

OCS consacre le mois de novembre au cinéaste américano-britannique Joseph Losey en diffusant six films dont quelques uns de ses meilleurs : Accident, Eva, L’Assassinat de Trotsky, Les Criminels, Les Routes du Sud et The Servant qui ouvre le cycle le vendredi 4 novembre. Cet hommage est suffisamment rare pour être signalé et suivi.

« La plupart de ses films demeurent [en France] quasiment invisibles, dans l’attente d’une rétrospective assez complète, n’étant ni disponibles en vidéo, ni repris en salles ou à la télévision. Pourtant, l’héritage qui nous reste d’une période cinématographique aussi marquante et fertile que celle qui va des années 50 au début des années 80 serait moins riche sans Losey. Peu de cinéastes nous ont laissé une oeuvre aussi variée, où le sujet intimiste côtoie le policier, le politique, l’historique, le parodique et même le fantastique, et une vision du monde aussi reconnaissable dans son originalité… »

CinémAction n°96, L’Univers de Joseph Losey, Denitza Bentcheva (Dir), Corlet-Télérama, 2000, Paris

A l’occasion de la rétrospective Joseph Losey organisée par OCS du 4 au 25 novembre autour de six films majeurs, Cineseries-mag se met aux couleurs de la chaîne câblée française et vous propose de (re)découvrir l’oeuvre d’un cinéaste trop vite oublié. Marqueur de son temps, cinéaste à l’européenne, aux opinions politiques qui l’ont poussé à quitter Hollywood pour s’exiler en Angleterre, Joseph Losey n’a pas toujours été apprécié par l’intelligentsia de la critique.En 26 long métrages, entre exubérance et extravagances, l’oeuvre de Losey est toujours « en progrès » (work in progress selon la formule anglaise), reflet d’une lutte continue, insistante, véritable « revanche sur la vie », comme le veut le sous-titre de la biographie de D. Caute*. Qui se cache derrière cet esthète du cinéma, à la passion pour les femmes destructrices et à la sensibilité masculine exacerbée ?

De La Crosse à la R.K.O

Au début du siècle, l’Etat du Wisconsin a donné au Septième Art trois de ses plus grands hommes de l’après-guerre. Six ans avant Orson Welles, Joseph Walton Losey naît dans une famille puritaine et bourgeoise le 14 janvier 1909 à La Croisse, où, deux ans plus tard, naîtra Nicholas Ray. Il s’inscrit en médecine en 1925 tout en jouant au théâtre à l’université de Dartmouth. Il quitte le cursus principal en avouant avoir eu peur de la vie pour se consacrer à des études de littérature, sans arrêter sa passion pour le jeu. Etudes dont il ne viendra pas à bout, car il devient rapidement critique en 1930 pour le New York Times, le New York Herald Tribune, le Saturday Review of Literature et le Théâtre Magazine. Il passera de l’autre côté des planches, et d’acteur, se retrouve assistant-régisseur. L’année suivante, il fait la connaissance d’une pointure de du jazz, le producteur, critique et musicien John Henry Hammond Jr. qui lui propose de le suivre en Europe. Ce dernier est une des personnalités les plus importantes de la musique populaire des États-Unis au XXe siècle, car il a permis l’émergence d’artistes tels que Bob Dylan, Billie Holiday, Aretha Franklin ou encore Bruce Springsteen…

« J’ai commencé à faire du théâtre sans en attendre une quelconque expérience. Je ne songeais même pas à y faire carrière… »

Entretien avec P. Rissient et M.Fabre, Cahiers du Cinéma, n°111

Joseph Losey étudie le théâtre en Allemagne, avant d’assurer, à Londres, la régie d’une pièce interprétée par Charles Laughton. De 1932 à 1937, de retour à New York, il se consacre exclusivement au théâtre et participe à l’ouverture du Radio City Music Hall dont il est le régisseur. Toujours aux côtés de son ami Hammond, il produit et met en scène quatre projets conséquents. Durant l’année 35, il abandonne la pratique pour revenir à la théorie et revient en Europe comme reporter pour Variety. Il étudiera le théâtre en Suède, en Finlande et en U.R.S.S. où il se nourrit de l’oeuvre de Marx, Trotsky et Staline.  Après avoir suivi les répétitions des plus grands tels que Meyerhold, il revient avec une série d’articles traitant de l’influence de Piscator et Brecht.

De 1937 à 1942, il se découvre le goût pour le cinéma, en supervisant le montage d’une quarantaine de documentaires et d’une soixantaine de films éducatifs, tirés de bandes hollywoodiennes pré-existantes pour le compte de la Rockfeller Foundation et d’une commission dont il est nommé directeur. Ce travail régulier ne l’empêche pas de poursuivre sa carrière théâtrale. Il dirige en 1937 le jeune Sidney Lumet dans Sun up to Sun down de Frances Faragoh… Mais en 1942, c’est la radio qui l’appelle. Pour la N.B.C. et la C.B.S., il réalise 90 programmes d’une demi-heure et travaille ainsi avec Paul Muni (qu’il retrouvera dans Stranger on the Prowl en 1952 – Scarface d’Howard Hawks et Oscar du meilleur acteur en 1936 pour le rôle de Louis Pasteur dans La Vie de Pasteur de William Dieterle), Peter Lorre (qu’il renoncera à prendre pour le remake de M. – travail qu’on lui impose plagiant déjà trop celui de Fritz Lang) et Helen Hays (« First Lady of the American Theatre » – Oscar de la meilleure actrice en 1931). Il réalisera différents programmes jusqu’à ce que l’année d’après, il fasse la connaissance du magnat de la M.G.M., Louis B. Mayer, qui lui propose un contrat de deux ans, toutefois il doit rejoindre l’armée. Durant les hostilités, il ne lâche pas sa caméra et tourne des films destinés à l’entraînement des troupes. Ce n’est qu’en 1945, qu’il signe un court métrage pour la MGM qui lui vaut une nomination à l’Academy of Motion Picture Arts and Science (laquelle, décerne chaque année les Oscars).

Il réalise son plus grand rêve en 1947 : après un an d’étroite collaboration avec Bertold Brecht, il met en scène Galileo Galilei de ce dernier, interprété par Charles Laughton qui connait un vif succès. L’année suivante, les deux cadors de la R.K.O. que Losey connait bien (le premier ayant co-produit Galileo et le deuxième lui ayant demandé de régler le spectacle de variétés qui accompagne traditionnellement la remise des Oscars), lui offre la même chance qu’à Nicholas Ray, lui confier la mise en scène d’un premier long métrage, The Boy with green Hair. Dès lors, Losey sacrifie au cinéma ses amours théâtrales. Il ne montera, en quinze ans, que deux pièces.

Joseph Losey : a revenge on life, David Caute, Boston (Mass) : Faber and Faber, 1994, Londres

Après le rejet vient la reconnaissance internationale

« Il faut faire face à la réalité pour ensuite la reconstruire »

Joseph Losey, 15/01/1961, au Cercle du Mac-Mahon et rapporté par J.Douchet dans Cahiers du Cinéma, n°117

Losey travaille tout d’abord le scénario de The Prowler (Le Rôdeur) avec Dalton Trumbo, mais sa situation politique, faisant de lui le plus célèbre des « dix » de la Liste Noire l’oblige à quitter le projet. Le cinéaste veut que le public prenne conscience de la corruption de l’individu en donnant à ses héros une ultime connaissance quand le monde leur est définitivement fermé et qu’ils ne peuvent plus s’échapper. 1950 toujours, quelques semaines après la sortie du film, Losey tourne M, commandé par la Columbia. S’il accepte au final le projet (après deux refus), ce ne sont que pour deux raisons : la présence de David Waynes au casting et la nécessité financière devant les pressions politiques croissantes. Il dira à ce propos:

« Les raisons pour lesquelles j’avais primitivement refusé M étaient basées sur le film de Lang : à savoir que, dans le film original, le « sex killer » était un monstre, une bête méritant d’être poursuivie jusqu’à sa mort, et si besoin était par une populace. Le film de Lang était principalement la poursuite d’un gibier à qui l’on donne la chasse. »

Si l’on ne trouve que peu de lignes si ce n’est aucune dans les ouvrages destinés à Joseph Losey à propos du remake, quelle en serait la raison ? Il faut dire que le film a énormément souffert de la comparaison avec le classique allemand. Il a par ailleurs été pendant longtemps un film quasiment impossible à voir, en raison de la rareté des copies, et traîne donc sa renommée un peu triste, de répétition inutile, dans les histoires officielles du cinéma. Pourtant, quelques plumes avisées l’ont, depuis, réhabilité, notamment Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon dans leur 50 ans de cinéma américain (1995, épuisé). Le découvrir aujourd’hui, puisqu’il ressort en salles, permettra de l’apprécier à sa juste valeur, un excellent film noir. Losey a avoué avoir été sérieusement bridé par la censure interdisant le personnage principal d’en faire un monstre pédophile, car le « milieu » allemand expressionniste des années 1930 était difficilement transposable à Los Angeles en 1950. André Bazin dira dans les Cahiers du Cinéma n°11 :

« Joseph Losey semble avoir voulu moderniser le style selon un mode néo-réaliste. Alors que Fritz Lang avait tout fait en studio, Losey utilise largement les extérieurs. Ce sont d’ailleurs, quand on les isole de l’ensemble, les bons éléments du film, par lesquels ce jeune et vigoureux metteur en scène témoigne qu’il méritait un meilleur sort; on sent que si le scénario le lui permettait, il ne demanderait qu’à faire un bon film et d’un ton assez personnel. Mais en même temps les impératifs du remake lui imposent d’absurdes retours à l’expressionnisme, un style faussement allemand du décor et de la photographie, parfaitement hétérogène au néo-réalisme »

Pendant le tournage en Italie d’Un homme à détruire (Stranger on the Prowl) en 1951, il est cité devant la Commission des Activités antiaméricaines, mais retenu par son film, il s’entend dire en arrivant, que son retard avait été considéré comme une fin de non-recevoir. En conséquence, il n’eut plus le droit de travailler sur le territoire américain. Quelle belle époque que le Maccarthysme !

Exilé définitivement à Londres, il réalise deux films sous deux pseudonymes (La Bête s’éveille en 1954, signé Victor Hanbury avec Dirk Bogarde, et L’Étrangère intime en 1956 sous Joseph Walton) avant de reprendre son identité avec Temps sans pitié en 1957 qui inaugurera sa réputation de « cinéaste baroque »*. La critique et le public français commencent à s’intéresser à cet auteur obsédé par la question identitaire dans une société étriquée, et c’est ainsi qu’il sera défendu au sein du Cercle du Mac-Mahon. Le film vaudra à Michael Redgrave une nomination à la British Academy Film Award (Alec Guiness pour Le Pont de la rivière Kwaï sera lauréat). Ce sera avec Blind Date (L’Enquête de l’Inspecteur Morgan) en 1959 que Losey conquit le public anglais et Les Criminels l’année suivante en France. Avant The Servant et le succès international qu’on lui connait, c’est une certaine Jeanne Moreau, en pleine expansion depuis son prix d’interprétation féminine à Cannes pour Moderato cantabile de Peter Brook en 1960, qui parle de Losey aux producteurs, Raymond et Robert Hakim (Pépé le Moko de Julien Duvivier, La Bête humaine de Jean Renoir, Thérèse Raquin de Marcel Carné, Plein Soleil de René Clément, L’Avventura de Michelangelo Antonioni…). Mais Eva restera pour le cinéaste son plus grand échec. Le public le boude littéralement. Il faut dire que les difficultés ont été nombreuses : le départ du scénariste Hugo Butler trois semaines avant le début du tournage, Michel Legrand au lieu de Miles Davis à la musique, alors que l’écriture et le rythme ont été conçus pour le jazzman, sans compter les soucis de santé et les aléas de production. Losey écrit devant l’incompréhension du public : « Si l’émotion ne passe pas, c’est peut-être parce qu’on la recherche à un mauvais niveau« .

Dirk Bogarde téléphona à Losey pendant le tournage d’Eva à Rome pour lui annoncer que le roman de Robin Maugham qu’il lui avait fait lire sept ans auparavant allait être adapté par un auteur/écrivain talentueux, mais qui débute dans le scénario, Harold Pinter. Il ne fait guère de doute que les deux hommes ont très vite compris ce que chacun apportait à l’autre : les meilleurs films anglais de Losey seront écrits par Pinter et les meilleurs scénarios de Pinter seront ceux que lui demandera Losey. Rétrospectivement, ce dernier confiera à la presse que ce succès indéniable marquera le début d’une nouvelle carrière. On peut considérer que c’est à partir de cette date, 1963, que le cinéaste entame sa seconde période anglaise. Les deux films qui suivent, en marquant l’Histoire du cinéma britannique, sont deux autres variations sur la thématique de l’étranger comme invité dans la maison, Accident (1967) et Le Messager (The Go-Between – 1971). Le deuxième remporte la Palme d’Or et le prix du meilleur scénario pour Pinter et le premier le Grand Prix du Jury à Cannes toujours. Alors en passe de devenir l’un des dramaturges les plus renommés du pays, son adaptation de Proust, Remembrance of Things Past ou The Proust Screenplay d’après A la recherche du temps perdu ne verra jamais le jour, faute de moyens financiers et de cohérence entre les deux styles (l’économie de mots et l’utilisation très judicieuse des pauses et des silences par Pinter paraît totalement antinomique avec celui de Proust).

* Le critique anonyme cité par David Caute emploie plus précisément le terme de « néo-baroque », cf. op. cit., p.127

Entre esthétisme et désespoir

Après le triptyque marquant l’apogée de sa carrière, à bientôt soixante ans passés, voici qu’il signe la même année Boom! et Cérémonie secrète avec Elizabeth Taylor (et son cher et tendre Burton pour le premier – Mia Farrow et Robert Mitchum pour le deuxième) en 1968. Ces deux films fondés sur l’image d’un lieu unique et sublime, et qui ont en commun les thèmes du besoin d’autrui et de la mort, méritent plus que toutes autres oeuvres de Losey le qualificatif de « baroques ». En effet, jamais auparavant la recherche du cinéaste sur l’aspect visuel de la mise en scène et sur les effets de couleurs n’a été aussi révélatrice de son identité de créateur.

A travers deux sujets historiques traités avec recul, Joseph Losey met en scène l’aveuglement de l’homme pris dans une actualité violente et les mécanismes qui nous entraînent vers l’autodestruction. L’Assassinat de Trotsky en 1972 avec Burton, Delon et Schneider qui suit les derniers mois du révolutionnaire et homme politique russo-soviétique et Monsieur Klein en 1976 sur l’homonymie comme rejet identitaire en pleine Occupation. De retour définitivement en France, il confiera donc à Alain Delon, star au sommet, deux rôles complexes, à l’image de sa personnalité torturée : un militant communiste espagnol tueur, Ramón Mercader sous ces deux noms d’emprunts et un profiteur de guerre qui va être pris dans l’étau raciste de l’Occupation. A travers cette histoire sous forme de fable, le cinéaste montre la situation schizophrène de la France du début des années 40, mais aussi l’aspect ouvertement kafkaïen d’un régime qui écrase les individus. Après Les Routes du Sud, avec Yves Montand et Miou-Miou, traitant des réfugiés de la Guerre Civile Espagnole, Losey adapte l’opéra de Mozart et Da Ponte, Don Giovanni, avec Ruggero Raimondi, José Van Dam et Kiri Te Kanawa. Le film somptueux sera très bien accueilli et recevra deux Césars.

La Truite, son dernier film achevé, est un film étrange et déroutant qui traite directement de la question de la sexualité et de l’identité sexuelle.

Losey n’a jamais été d’une constitution bien solide. Sa santé s’est fortement dégradée pendant le tournage de Steaming, avec Vanessa Redgrave. Il décède à Londres le 22 juin 1984. Il laisse une œuvre étrange et unique, certes inégale parfois, mais novatrice, et habitée par des obsessions, entre autres la quête de l’identité, de la place sociale…

Epilogues

Les projets non aboutis de Joseph Losey :

  • 1946 projet MGM avec la chanteuse noire, Leno Horne
  • 1950 The Tall Target (Le Grand Attentat) d’après une idée de Daniel Mainwaring et George W. Yates > sur la découverte et la mise en échec d’une tentative d’assassinat du président Lincoln (qui est l’une des personnalités qui fascinaient le plus Losey). Anthony Mann a conservé la majorité du travail effectué pour le film réalisé l’année suivante.
  • Apache d’après le roman de Paul I. Wellmann, réalisé en 1954 par Robert Aldrich (lui-même assistant de Losey sur Le Rôdeur et Charlie Chaplin…)
  • Adaptation d’un fait divers qui était la base de The Wild One (L’Équipée Sauvage avec Marlon Brandon en 1953 par László Benedek)
  • Achat des droits pour adapter la pièce The Four Poster réalisé par Irving Reis en 1952
  • Losey est pressenti pour réaliser The Sound of Fury confié à Cy Endfield
  • A son arrivée en Europe, très peu de projets, si ce n’est Le chemin de traverse d’Ennio Flaiano…
  • 1958, S.O.S. Pacific puis depuis 1960, les exigences financières démesurées ne permettent pas à Joseph Losey de réaliser tout ce dont il a envie.

Avant de vous (re)plonger dans l’oeuvre du cinéaste britannique, nous vous proposons de découvrir le discours d’Harold Pinter lors de la réception en 2005 de son Prix Nobel de Littérature. Deux tiers du discours traite des mensonges et crimes perpétrés par les Etats Unis pendant ces 50 dernières années, de notre incapacité de regarder la réalité en face, de notre manque de volonté et de notre devoir d’aller au delà de la façade mensongère que nous proposent les médias qui œuvrent pour cette puissante machine à produire des mensonges…

Bandes Annonces des 6 films diffusés ce mois de novembre à 20h40 sur OCS Géants

The Servant (04 novembre)

Eva (18 novembre)

Les Routes du sud (25 novembre)