Cannes 2015: une ère moderne avec des airs d’antan
La seconde quinzaine du mois de mai a la jolie tendance d’attirer l’attention sur la France. Avant l’ocre de la terre parisienne, c’est vers le tapis rouge cannois que tous les regards se dirigent. Encore une fois, les pieds les plus fameux du cinéma mondial le fouleront, les robes et les paillettes le sublimeront. Mais si cette carpette sublime confère au festival un costume connu de tous, l’âme de ce rassemblement réside bel et bien dans la célébration des films de tout temps et de tous lieux.
Et alors que la section Classique du cru 2015 met à l’honneur des figures de références des cinémas italiens et japonais (Visconti, Mizoguchi, Fukazaku); il est intéressant de remarquer qu’en parallèle, dans la sélection officielle, des cinéastes tels que Paolo Sorrentino et Hirokazu Kore Eda apparaissent en porte étendard d’une tradition cinématographique qu’ils incarnent et respectent, tout en la réinventant. Leurs films sont des hommages, mais surtout, indépendamment de leurs maîtres, gravés dans le contemporain et la modernité.
La Grande Bellezza, farandole « Fellinienne » revisitée
La Grande Bellezza, il y a 2 ans de cela, magnifiait déjà les contraires, faisant s’entrechoquer les gloires du passé et la décrépitude du présent, virevoltant dans le temps et dans les doutes d’une ville et d’un homme essoufflés. Fellini n’était pas loin, tout prêt même; La Dolce Vita (Palme d’or en 1960) résonnait en couleur. Et, même si Anita Ekberg n’était plus là, le film s’ouvrait sur une fontaine, « D’Ell Acqua Paula » cette fois. Avec cette même quête de réponse et de finalité, plongée dans un mysticisme antique. On peut imaginer Tony Servillo en figure plus âgée de Marcello Mastroianni, homme de lettre, homme de femmes, tiraillé par la société, sur laquelle ils portent un regard de dégoût admiratif. On retrouve les mêmes danses vertigineuses, chaudes, ce même culte de l’image pour les vestiges, les statues, et les corps. Ce même regard posé sur les élites: aristos comme intellos, tous participent à la déchéance, celle-ci contrebalancée par une morale religieuse et spirituelle en perte de vitesse. Le tout capté par une caméra dont on ne sait pas vraiment si elle est vivace ou langoureuse, mais qui nous invite dans les méandres d’une société en crise. Deux films absolument lyriques, mais ancrés dans un réel questionnement des mœurs et des esprits. Fellini et Sorrentino, deux cinéastes alarmés mais peut-être aussi un peu envoûtés par leur époque et la ville dans laquelle ils vivent. Deux metteurs en scène géniaux pour capter la puissance et la fragilité des hommes, la beauté et la futilité des choses.
Still Walking, poème « Ozuesque » sur la famille
Still Walking (2008), un des plus beaux films de Kore Eda, mais pas sélectionné à Cannes comme avaient pu l’être Nobody Knows ou encore Tel Père Tel Fils il y a deux ans, n’est pas sans rappeler Voyage à Tokyo (1953) de Yasujiro Ozu. Les deux Japonais explorent littéralement la famille, exhibant avec délicatesse les blocages générationnels et émotionnels communs à tous. Tout est dit sans vraiment le dire, tout est montré sans vraiment le faire, c’est un cinéma fin où l’on lit entre les lignes, c’est un cinéma silencieux où l’on entend les plaintes. Deux films, de proximité spatiale et d’éloignement temporel, où la mort n’est jamais très loin. Ozu comme Kore Eda rapprochent leurs protagonistes pour mieux les séparer. Chez le premier les parents visitent les enfants, l’inverse chez le second. De notre œil d’Européen, il est d’autant plus intéressant d’observer cette société radicalement différente sur la forme, mais étrangement similaire sur le fond, avec cette même bataille quotidienne pour l’expression de soi et la compréhension des autres. Deux films qui puisent leur force dans leur sujet, mais aussi dans l’habileté de leur mise en scène qui, en douceur, parvient à dépeindre la famille, mouvante et nostalgique. La maison ne peut alors qu’être le théâtre du récit, et bien que ce ne soient pas des huis clos, le poids des murs se fait sentir. La fixité et la patience des plans entretiennent le père, le fils, la mère, la fille dans leur tourmente. Et tout ou presque relève de l’ordinaire: les dialogues, les personnages, l’intrigue. Mais cette banalité importe puisqu’elle contraste avec ce qui n’arrive pas à ressurgir, le dialogue, la confession, le sentiment. Kore Eda s’affirme dans son temps en décrivant une famille moderne, recomposée, où la filiation n’est pas biologique, et où le remariage dérange les traditions.
On comprend pourquoi les deux réalisateurs sont appréciés à Cannes, ils s’inscrivent pleinement dans la culture de l’image et du sujet de cinéastes pionniers. Il ne reste plus qu’à espérer que les films qu’ils nous présenteront soient à la hauteur de ce qu’ils sont et de ceux qu’ils revisitent.